Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Jean-Pierre FORESTIER

Le bourreau est en train de m’attacher à cette curieuse table basse. Cela devrait être l’horreur absolue. Mais je ne me débats plus, j’ai dépassé le stade de la terreur, mon corps est séparé de mon esprit, et c’est maintenant en en spectatrice que j’assiste aux préparatifs du bourreau.
Pourquoi suis-je là ? Pourquoi en suis-je là ?

Au début, l’ambiance était juste solennelle. Ces grandes robes prune donnaient belle allure à cette docte Assemblée. L’un d’eux était même plutôt joli garçon, il ressemblait à Lambert Wilson et était aimable avec moi.
Les questions avaient été froides et précises, mais les Inquisiteurs étaient restés polis, déférents. Puis vint la question :

- Dites nous quel est son vrai nom ? Nous savons que vous camouflez son vrai nom.

- Si vous me demandez le nom en nomenclature systématique, c’est le 4-Hydoxybenzoic acid methyl ester, pour l’ester méthylique.

Ma réponse avait provoqué un roulement de remarques.

- Un acide ! Je vous l’avais bien dit ! Un acide, c’est toxique.
- L’acide benzoïque ! Mais c’est un poison !
- Hydroxy ! C’est suspect. N’est-ce pas de la soude ?
- Avec un nom pareil, cela ne peut pas être un produit naturel !
- Son surnom est bien destiné à cacher ses propriétés réelles.

Abasourdie par cette méconnaissance absolue de la chimie et de la nomenclature de la part d’une assemblée ayant d’aussi grandes responsabilités, j’avais commencé un laborieux exposé. Si naturel pouvait être un argument je signalais:
- Le methyl 4-hydroxybenzoate est naturel puisqu'il a été identifié dans les secrétions vaginales de la chienne.

À leurs mimiques et à leur figure j’avais rapidement compris qu’ils restaient complètement fermés à mes explications. Le sel. Le sel, il devrait comprendre l’exemple du sel.:
« Le sel ordinaire, le sel de cuisine, est en nomenclature systématique le chlorure de sodium. Il n’a pourtant aucune des propriétés ni du sodium ni du chlore. »

Cet argument fut balayé par un grand revers de manche et j’avais dû me taire.
J’entendis même un des Inquisiteurs préciser à ses voisins que lui-même militait contre le sel justement car il contient du chlore.
Un autre revers de manche de dédain m’avait sanctionné quand j’avais osé dire que les Parabens étaient utilisés depuis des décennies, y compris dans l’industrie alimentaire et l’industrie pharmaceutique, et qu’aucune intoxication n’avait été observée.
La situation bascula vraiment quand j’affirmais que les Parabens étaient non toxiques, sans doute pas plus toxiques que l’eau.

- De l’eau, en êtes vous certaine ? », dit l’un d’entre eux avec un rictus pervers.

Un autre, en hurlant, avait brandi le Principe de précaution.
Un autre encore, me précisa que le Principe de précaution était gravé dans le marbre, avec la Constitution.
Si ce marbre était dans la salle, je pense qu’il m’aurait obligé à m’agenouiller devant.
Humblement, j’avais alors ajouté que justement par précaution, la quantité maximum de Parabens dans les produits cosmétiques avait été placée bien en dessous du seuil de toxicité.
Devant mon évidente bonne volonté, ils avaient même accepté que je fasse référence aux travaux fondateurs de Paracelse qui montra que « Tout est poison, rien n'est poison, ce qui fait le poison c’est la dose. Allé Ding sind Gift, und nichts ohn Gift; allein die Dosis macht, daß ein Ding kein Gift ist. »
Les propos que j’avais entendu depuis les acides jusqu’au sel étant plus proche de l’ésotérisme que des sciences, je signalais que ce médecin suisse était aussi alchimiste et même astrologue. Et qu’à cette époque, le 16eme siècle, l’astrologie était pour les savants, un moyen de subsister, au moins quand on n’était pas Prince de quelque chose.

« Alchimiste et astrologue » avaient semblé pour les Inquisiteurs des références sérieuses pour étudier la toxicité de produits. Ils m’écoutèrent.

En m’aidant d’un schéma, je leur fis un exposé sur le principe général de la toxicologie :

  • la dose s’exprime, par exemple, en milligrammes de la substance par kg de l’animal qui reçoit cette dose.
  • en dessous d’un seuil de la dose la substance considérée n’a aucun effet, en dessous de ce seuil la substance ne présente aucune toxicité. En dessous du seuil, un peu de substance n’est pas un peu toxique, elle n’est pas du tout toxique, ainsi est faite la biologie.
  • à partir de ce seuil, la toxicité dépend de la dose, c'est-à-dire de la quantité de substance toxique par kilogramme de la personne qui a ingérée cette substance.
  • (Voir aussi : Le poison c’est la dose )

Pour parfaire ma démonstration et reprenant les conclusions de Paracelse, j’ajoutais que les courbes dose-effet concernent toutes les substances, toutes y compris l’eau, quand un des Grands Inquisiteurs, un important Conseiller auprès d’une Organisation Européenne chargés de la défense des Consommateurs, m’a coupée en me demandant
- N’avez-vous pas de doute ?

Un peu interloquée, je confirmais : « Les mesures du seuil de toxicité et de la dose sont des preuves scientifiques. À la dose utilisée, les Parabens ne sont pas toxiques.

- Donc vous n’avez jamais de doute.

- Si vous voulez parler du doute scientifique, oui bien entendu, le Doute fait progresser la Science.

- Le doute doit profiter au Consommateur ; » Il se tourna alors vers les autres Inquisiteurs et proclama d’en air entendu « Le débat est clos. » Sans pouvoir expliquer que « doute » n’avait pas le même sens dans les deux cas, j’avais été poussée vers cette salle des tortures.

 

Et maintenant je suis parfaitement entravée.
Un Inquisiteur s’assoie à côté de moi. C’est celui dont les traits m’avaient rappelé ceux de Lambert Wilson, il a un bloc-notes à la main. Il se fait aimable.

- Voyons, soyez raisonnable Madame, dites nous que les Parabens sont toxiques et vous serez libérée. » Après un moment de silence, il ajouta : « Je vous écoute, je note votre réponse. »

Me gardant bien de lui faire remarquer que le mot « raisonnable » ou « raison » dans sa bouche est incongru, et même choquant pour une assemblée qui n’était guidée que par l’obscurantisme. Je réponds seulement

- Je ne peux que répéter qu’il a été scientifiquement prouvé que les Parabens ne sont pas toxiques.

- Vous nous l’avez déjà dit, et nous vous avons déjà répondu qu’une preuve scientifique n’est qu’une preuve parmi tant d’autres, et certainement pas la plus pertinente.

Surprise de retrouver presque mots pour mots les arguments des Lyotard, Derrida, Deleuze et autre Foucault, j’évite de porter la discussion sur le post-modernisme ou sur la post vérité. Quelle discussion pourrais-je avoir avec des gens qu’aucune Lumière de la Raison n’éclaire ?
Pendant ces réflexions, quelqu’un a ajouté : « La preuve scientifique n’est qu’une vérité alternative ». Nous passions du post-modernisme aux arguments de Donald Trump !

Devant mon mutisme, un Inquisiteur prononce la formule rituelle.

- « Errare humanum est, perseverare diabolicum. » Qu’un autre Inquisiteur traduit à sa manière : « L’erreur est humaine, mais persévérer dans votre erreur serait le signe que vous êtes habitée par le démon. »

- Le démon ! Quel démon ? », m’exclamais-je

- Voyons, vous le savez très bien Madame. Bourreau fait ton office. »

Le bourreau m’explique que je vais subir le supplice de l’eau. Je comprends pourquoi l’Inquisiteur avait eu ce rictus quand j’avais affirmé que les Parabens ne sont pas plus toxiques que l’eau.

- Pour l’instant, pour la p’tite dame, c’est la Petite torture. », ajouta le bourreau. « à la p’tite dame, j’vais lui faire ingurgiter 6 litres d’eau. J’dis « pour l’instant » car si les Inquisiteurs m’demandent la Grande torture, je compléterais à 12 litres. Et là, la p’tite dame, elle risque d’éclater, la plupart éclate avant les 12 litres. » J’ai l’impression que derrière sa cagoule il sourit de cette bonne plaisanterie. « À la p’tite dame, j’vais d’abord lui placer l’écarteur de bouche, il sert également d’entonnoir. Je l’ai forgé moi-même avec du fer bio. Regarde, p’tite dame, c’est du solide. »

Il me place sous les yeux une sorte d’entonnoir en fer, pour lui le fer bio est sans doute du « fer de récupération ».

« J’lui conseille de l’ouvrir bien grande sa jolie bouche à la p’tite dame. Sinon, c’est moi qui l’ouvrirai, et de force »

En ricanant sous sa cagoule, il me prévient qu’au passage il risque de me casser quelques dents. Le bourreau jugeant sans doute que la présentation est finie, il doit commencer son travail. L’écarteur de bouche s’approche de mes lèvres. Terrifiée, j’obéi immédiatement quand il me demande d’ouvrir la bouche bien grande. Ma vue se trouble, mon corps n’existe plus.

- Plus grand, la p’tite dame, comme chez le dentiste.

Je sens le contact froid du métal sur ma lèvre inférieure. Je vais hurler, et …

 

… le troisième conférencier vient juste de finir de répondre aux questions, le président de séance est en train d’annoncer la pause. Il ajoute que pour l’instant nous n’avons pas de retard, sous-entendu nous ne devons pas passer trop de temps autour du café et des viennoiseries.

Ouf ! Je secoue la tête. Je commence à émerger et à réaliser quel a été mon cauchemar ! Je suis en sueur.

Avec la limitation des frais d’hôtel, même réels et justifiés, j’ai été obligée de me lever à cinq heures moins de quart pour arriver au début du Congrès. Je me suis endormie.

Je ne me souviens même plus du sujet traité par le conférencier. Ah oui ! Il proposait un nouveau conservateur extrait d’une prune, d’une prune bio.

Un café, un café me fera du bien, un ristretto, avec le minimum d’eau.

Il faut d’abord que j’aille aux toilettes. J’y cours en pensant que Voltaire aurait dénoncé l’interdiction des Parabens.

Notes

Ce conte est (hélas) inspiré de faits réels.
Le déni de l’existence d’un seuil et d’une dose en toxicologie, et que le « doute » doive profiter au Consommateur, sont tout à fait authentiques, je les ai entendu dans un Congrès en mars 1989, et je crains que la situation ait plutôt empiré depuis avec la « philosophie » de Donald Trump.

Une ONG internationalement connue milite réellement contre tous les produits contenant du chlore, y compris le chlorure de sodium.

Toxicité de l’eau

Why Drinking Too Much Water Is Dangerous
C’est sous ce titre que le Dr. Ben Kim commenta un fait divers survenu en Californie en janvier 2007.

Une femme de 28 ans est décédée après avoir bu trop d’eau. Elle avait voulu gagner un concours [stupide] organisé par la radio locale. Pour gagner une machine de jeux vidéo, il fallait boire le plus d’eau possible, sans uriner "Hold Your Wee for a Wii". Quelle poésie !

« La femme qui est morte avait bu environ 7,5 litres d'eau durant le concours, » estime le Dr Ben Kim. Notons que cette quantité est supérieure à la petite torture des Inquisiteurs.

Dr. Ben Kim conclut que cette histoire tragique permet de comprendre pourquoi l’ingestion de plus d'eau potable que ce dont l’organisme a besoin peut être dangereuse pour votre santé si elle est ingérée sur un court espace de temps :
1° Comme le volume artériel et veineux est constant, la pression sur le cœur et les vaisseaux sanguins augmente.
2° Les reins doivent travailler davantage pour filtrer l’excès d’eau, ce qui peut endommager les glomérules.
3° La concentration d'électrolytes dans le sang baisse par rapport à la concentration d'électrolytes dans les cellules. Pour maintenir un équilibre des électrolytes entre le sang et les cellules, l'eau va s'infiltrer dans les cellules sanguines, qui se mettent à gonfler.
4° Dans le cerveau, la pression intracrânienne augmente, provoquant une migraine.
5° Des difficultés respiratoires sont également observées.

(La défunte ainsi que d’autres concurrents se sont plaints au téléphone de douleurs, mais celles-ci n’ont provoqué que … l’hilarité les organisateurs.)

Nous pouvons retenir que l’eau est toxique et peu même provoquer la mort. Plus exactement, comme pour toute substance, il existe une dose toxique pour l’eau.

Un autre cas de décès par excès d’eau a été signalé en France. Des adeptes d’une sorte de secte devaient boire treize litres d’eau par jour, avec permission d’uriner. L’un d’eux est mort.

Maintenant, un peu d’arithmétique :

Considérons que le seuil des Parabens soit de 1000 mg par kg et par jour, bien qu’aucun effet n’ait été observé à cette dose.
Soit 56 000mg par jour pour une femme de 56 kg
Dans un pot de crème de 50 g, à 0,8% de Parabens, il y a, au maximum, 400 mg de Parabens
Aucun effet ne sera observé même pour 140 pots de crème par jour. La crème de ces 140 pots devrait être appliquée sur la peau de la dame. Comme il semble que seulement 15% des Parabens pénètrent dans la peau, elle devrait se couvrir de 930 pots de crème par jour. Il est préférable qu’elle commence tôt le matin.

Comparons ces pots de crème au verre d’eau que boit la même dame de 56 kg le matin en se levant. Admettons que ce verre ait un volume de 100 ml, comme les verres ordinaires. En multipliant cette quantité d’eau par 140 (la même proportion que les 140 pots de crème), nous arriverons à 14.000 ml, soit 14 litres, la dame est morte.

L’eau est donc plus toxique que les Parabens

Spécieux

« Spécieux ! » s’exclameront certains après avoir lu que l’eau est plus toxique que les Parabens.
Je répondrais « peut être, mais mon raisonnement n’est pas plus spécieux que de nier l’effet d’un seuil de toxicité des Parabens et que les doses utilisées dans les produits cosmétiques sont considérablement inférieures à ce seuil !

 

L'identification de methyl 4-hydroxybenzoate dans les secrétions vaginales de la chienne a été faite par
Goodwin, M., Gooding, K.M., Regnier, F., Science 203(4380): 559-61 (1979)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article