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Publié par Jean-Pierre FORESTIER

Résumé : Euphrosine, la disciple du Professeur, voyage dans le temps pour écouter l’histoire d’Emma racontée par Michel, celui qui fut son époux durant de longues décennies.

Vieillissante, Emma, une Nomade du Paléolithique, s’est rebellée contre l'abandon imposée à ceux qui ne peuvent plus suivre la tribu.
Avec deux autres femmes et Michel puis quelques autres Abandonnés, ensemble, ils deviennent les premiers Conquérants Sédentaires du Néolithique ?
Dans ce « kibboutz de vieux », pour survivre, ils inventent l’agriculture, l’élevage, les logis familiaux, la poterie, le calcul... et libère la sexualité.
Sans la bière préparée par la Rebelle, la nouvelle communauté n’aurait pas perduré.

En épilogue : Avec la Pilule, les Rebelles d’hier sont devenues les Conquérantes d’aujourd’hui.

 

Emma, la Rebelle du Néolithique est clairement une réponse à Sapiens de Yuval Harari, ...

 

... et plus ou moins confusément une réponse à
Lady Sapiens de Jennifer Kerner, Thomas Cirotteau et Éric Pincas

2° Dans cette docu-fiction, le village des Rebelles du Néolithique est situé quelque part dans une vaste zone englobant l'Anatolie et la Syrie.

Carte du monde décrit par Hérodote vers 450 avant notre ère.

3° Les contraintes imposées aux Nomades du Paléolithique ne sont, évidemment, plus celles des nomades modernes.

 

Prologue

- Bonjour, Professeur,

- Bonjour, Euphrosine,

- Quels sont les Rebelles, Conquérants, ou Régnants, que nous allons étudier aujourd’hui, Professeur ?

- Rappelle-nous le lien entre ces trois catégories.

- « Pour régner et perpétuer leur lignée, les Régnants imposent des règles. Ces règles sont transgressées par les Rebelles.
Certains Rebelles deviennent des Conquérants de nouveaux territoires/systèmes/symboles."

- Parfait Euphrosine. Je propose aux lecteurs qui voudraient en savoir plus de lire la série d'articles Régnants/Rebelles/Conquérants/Régnants.

- ...

- Les Rebelles auxquels nous allons nous intéresser vont certainement te surprendre, Euphrosine. Peux-tu aussi nous rappeler les trois principes biologiques élémentaires ayant permis le succès d’une évolution humaine

-         "- (sur)vivre,
          - se reproduire,
          - assurer la pérennité de sa tribu/groupe/bande. Cette nécessité regroupe plusieurs aspects comme : la coopération, la sexualité, etc. "

- De nouveau, parfait, Euphrosine.
Ces Rebelles surprenants sont des grand-mères et des grands-pères, Euphrosine ! Des usés par l’âge qui se rebellent et deviennent aussi Conquérants que des adolescents !

- Des vieillards rebelles, Professeur ! Je veux bien admettre que certains ont parfois un caractère difficile, voire rebelle, mais comment peuvent-ils devenir des Conquérants, à leur âge ? Serait-ce la sénilité conquérante !!!

- Leur conquête, Euphrosine, n’est rien de moins que le Néolithique !

- Le basculement vers l’ère moderne, Professeur ! Une ère dont la continuation "n’est rien de moins que" celle que nous vivons aujourd'hui.
L’invention de l’agriculture, … ?

- L’agriculture, oui, et bien davantage, l’invention de la sédentarisation.
Les différences fondamentales entre les sociétés humaines du Paléolithique et celles du Néolithique nous interrogent, Euphrosine.
Comment en différents points de la planète, quelques Homo sapiens ont-ils pu passer de Nomade prédateur à Sédentaire agriculteur ?

- … ?

- Comment, Euphrosine, après avoir été des Nomades prédateurs pendant des centaines de milliers d’années, quelques individus ont-ils pu devenir, et s’imposer, comme Sédentaires agriculteurs ?

- Laissez-moi, imaginer, Professeur.
Un matin, un Nomade du paléolithique sort de sa tente et après s’être étiré et gratté l’arrière du crâne, tout guilleret il annonce face au soleil :
« Beau temps aujourd’hui, je me sens en forme. La Nature nous est favorable ; nous avons tout ce qu’il nous faut autour de nous pour nous nourrir et même plus encore ; si j’inventais la sédentarité, agriculture, l’élevage ! et s’il me reste un peu temps en fin d’après-midi, j’inventerai aussi la poterie. » ?

- J’ai bien compris ton humour, Euphrosine, mais puisque ton Nomade a tout ce qu’il lui faut autour de lui, il peut devenir sédentaire sans inventer ni l’agriculture, ni l’élevage, ni la poterie pour emmagasiner des réserves, car pourquoi ferait-il des réserves ?
Quel est le point commun entre cultiver, domestiquer, emmagasiner ?

- ... ?

- Anticiper, Euphrosine. Et anticiper avec succès ne peut être que la volonté d’un groupe social particulièrement uni.

- ...
- Le passage du Paléolithique au Néolithique, de Nomade à Sédentaire, est la plus grande rupture sociétale qu’Homo sapiens n’ai jamais connue.

Le préhistorien Jean Guilaine l’illustre parfaitement cette révolution par le titre de son ouvrage : La seconde naissance de l’homme.
       Pour que des Rebelles provoquent cette rupture sociétale et deviennent les Conquérants du Néolithique, il a fallu un événement extraordinaire. Plus qu’un réchauffement climatique et un « Beau temps aujourd’hui ! », plus qu’un seul événement, il a fallu toute une conjonction d’événements extraordinaires, extraordinaires et irréversibles.

- Si Homo sapiens est resté un Nomade charognard/chasseur/pêcheur-cueilleur pendant aussi longtemps, on peut supposer, Professeur, que sa vie était un vrai bonheur. Pourquoi aurait-il voulu brusquement en changer ?

- C’est justement pour essayer de répondre à cette question, Euphrosine, que je te propose de devenir une journaliste Grand reporter.

- … ?

- Tu vas remonter le temps, Euphrosine. Tu vas interviewer un vieillard habitant un de ces premiers villages de Sédentaires.

- Nous sommes en pleine Science-fiction, n’est-ce pas, Professeur ?

- Dans un certain sens, oui Euphrosine ! Sauf qu’il s’agit du passé ; et que cette fiction a bien pu exister !

- Une Docu-fiction en quelque sorte ! Et quand dois-je partir, Professeur ?

- Quand tu voudras, Euphrosine. Pour ton information, le vieillard que tu vas rencontrer s’appelle Miché-sarhad.

- Je vais essayer de m'en souvenir. Miché...sar...had

- Miché-sarhad t’attend.

- ... ?

- Tu devras mettre beaucoup de solennité quand tu te présenteras devant lui, car il est devenu un héros, presque un mythe, …

- J’y veillerai, Professeur. Mais quel langage devrais-je utilisé ?

- Parles-lui. Il te comprendra. C’est la magie des docu-fictions ! Si le sens de certains de nos mots lui échappe, tu devras les expliquer.

- … !

- Bon voyage, Euphrosine. Tu noteras tout ce que vous vous direz. Tu pourras aussi ajouter des commentaires, destinés à tes lecteurs

Par soucis de clarté, tu les mettras sous cette forme.

- J’étudierais également le rôle des femmes !

- Bien évidemment, Euphrosine ! Le choix des femmes, et plus généralement des femelles, ne nous est-il pas apparu comme la clé, pour reprendre les propres termes de Charles Darwin, la clé de « la descendance avec modification ».

- Si le « genetic’amor » s’applique à l’évolution, pourquoi ne s’appliquerait-il pas à la révolution du Néolithique ? Le rôle de la femelle d'Homo sapiens dans un tel bouleversement sociétal ne peut être que central.
À ton retour, nous étudierons une autre révolution de l'espèce Homo sapiens. Nous la voyons difficilement car elle se déroule sous nos yeux.

- … ?

- Allez, va, Euphrosine. Nous attendons ton reportage avec impatience.

- Le temps de m’équiper, Professeur, et je pars.

- Avant, je compléterais ta formation en t'indiquant quelques lectures.

 

 

L'Amour

- Bienvenue en mon logis.

- Je m’incline très humblement devant vous … Miché … sar … had. Je suis Euphrosine. … Sachez que je suis très honorée que vous ayez accepté de me recevoir.

- C’est moi qui suis très honoré de ta visite, Euphrosine… As-tu fait bon voyage ?

- Pour venir chez vous, il faut savoir monter et descendre les échelles ! mais oui, merci … Miché …sar-had, j’ai fait bon voyage

Je commençais ici les commentaires que le Professeur m’avait engagé à ajouter.

Pas si bon voyage que cela !
S’il m’a fallu escalader des échelles dans tous les sens, c’est que cet étonnant village n’est qu’une succession de terrasses. Aucune rue, aucune place, rien que des terrasses sur lesquelles les habitants y circulent à pas souples (pratique à laquelle je me conformais). Certains s’y rassemblent, d’autres y travaillent sous des appentis à l’abri du soleil.
Quand les enfants qui me guidaient m’ont montré l’entrée du logis de Miché-sarhad, je n’ai vu qu’un trou rectangulaire d’où s’échappait une fumée opaque. Un des gamins, Mutiko-polita d’après la présentation qu’il avait faites en pointant son index contre sa poitrine, à laquelle j’avais répondu par le même geste en m’annonçant comme « Euphrosine », donc Mutiko polita lança un appel, et me fit attendre. Une minute environ plus tard, la fumée devenait, un peu, plus légère et je fus poussée jusqu’à une échelle, encore une échelle ! apparue entre deux volutes.
Imaginant qu’une « vraie » Grand reporter devait franchir des obstacles bien plus terrifiants, j’amorçais ma descente.
Un courant d’air réchauffa une joue puis un autre s’engouffra le long d’une des jambes de mon pantalon. Les paupières plus plissées que fermées, je descendis en cherchant du pied le barreau suivant.

Petite panique. Si les premiers barreaux étaient équidistants, le dernier manquait sous mon pied. Je pliais un peu plus le genou. Rien ! Où allais-je m’échouer ?
Je m'identifiais à Neil Armstrong qui dû sauter depuis le dernier barreau de son échelle pour l'inconnu du premier pas sur la lune. Le néolithique n’a-t-il pas été « un grand pas pour l’humanité » ?
En pliant un peu plus le genou (j’appréciais que le tissu de mon jean contienne de l’Élasthanne !) le bout de mes running (de haut de gamme, achetées en solde sur Internet) toucha enfin quelque chose de solide.
Je n'étais pas sur le lune, mais dans un monde tout aussi inconnu.

     Mon premier regard fut pour ma tenue « safari ». Je l'avais choisie en m'inspirant, très librement, de celle que porte Meryl Streep dans Out of Africa ou plus surement de Dolce & Gabbana 

Horreur, mon jean était maculé de taches de suie !
En regardant mieux, en réalité, d’uni, mon jean était devenu quelque chose comme « panthère ». Soulagée, il me sembla que je gardais l’élégance d’une Grand reporter.
       Quand je releva la tête, ce que je vis en premier furent des yeux plissés formant un sourire amusé, celui d’un vieillard ravi du spectacle que je venais de lui donner.
    Ce sourire était la seule expression de son visage, s’il exprima l’honneur que représentait ma visite, je n’y décelais aucune surprise. Le Professeur, n’avait-il pas sous-entendu que le vieux Rebelle m’attendait maintenant, ou prochainement ?
Considérant que ce premier étonnement ne sera certainement pas le dernier  et … qu’il me fallait continuer.
Mais comment continuer ?
De tout temps ; la bienséance veut certainement que la conversation commence par des banalités. Je ne trouvais que celle-ci :

- Vous êtes assis tranquillement près du feu.

- Je surveille tranquillement ma soupe. Oui, Euphrosine, tranquillement, ma soupe je surveille !

La platitude de mes propos avait relevé un malicieux sourcil noir.
Prise au dépourvu, assez sottement, j’ajoutais une flatterie :

- Je vois qu’une faible lumière auréole votre visage, noble vieillard…

C’est seulement à ce moment, reporteur, plus débutante que « Grand », que je pensais à décrire mon hôte. Si je ne l’avais pas fait avant c’est qu’il aurait pu être n’importe quel vieillard rencontré sur un banc de jardin public, à Biarritz ou ailleurs.
De ce que je pouvais en voir, puisqu’en me souhaitant la bienvenue il s’était juste redressé sur son tabouret, Miché-sarhad, sans être chétif, n'entrait pas dans la catégorie des "larges épaules".

La barbe de son âge, pas encore tout à fait blanche, était taillée avec soin.

Un bonnet surmontait sa calvitie. Sa forme, celle du bonnet, je le qualifiais, au choix, de Schtroumpf ou de phrygien ; plutôt phrygien puisque la Phrygie se trouvait dans la région supposée du village du vieux Rebelle. Sa couleur ? ni bleu, ni rouge, sans cocarde, mais simplement écru, écru comme sa longue robe-chasuble, écru comme son écharpe, écru comme mon écharpe. Cet écru comme ma tenue « safari », maintenant un peu panthère.
Cette remarque autosatisfaction faite, je m’interrogeai sur la nature des fils avec lesquels avait été tissés les vêtements portés par mon hôte.
    Un grand tablier de peau complétait sa tenue de « surveillant » de soupe. La couleur de ce tablier ? indéterminée, et pouvant être le résultat de l’accumulation de plusieurs années de préparations de soupes. Ce camaïeu de salissures tranchait avec l’immaculé de ses autres vêtements.
Ses pieds étaient dans des sortes de mocassins dont sortaient quelques herbes sèches, utilisées jadis, je le savais, comme isolant thermique.
Ses yeux ? j'aurais dû commencer par eux, mais ils étaient réduits à deux fentes écrasées entre plusieurs rangées de plis.  L’âme du vieillard serait-elle difficile à pénétrer ?
Les deux buissons de sourcils en seraient-ils un relais ? Le gauche, resté noir s’opposait au droit déjà presque blanc !

  Pour être franche, à part ces sourcils noir-blanc, Miché-sarhad était bien plus ordinaire que le « noble vieillard » dont ma flatterie l’avait qualifié !
J’abandonnais le chapitre de la flagornerie.  

… Cette lumière vient du plafond, elle est la seule à pénétrer dans votre logis.

- C’est ce qui nous a semblé le plus rationnel : une seule entrée.

Pour appuyer cette évidence, Miché-sarhad se tourna vers moi, leva les deux sourcils et me regarda, je pus enfin voir ses yeux, et en être émerveillé.
Au repos, clairs sans être ni bleus ni gris, ils devaient leur(s) couleur(s) à quelques irisations d'un léger mordoré de plus en plus accentuées en périphérie. Au moindre mouvement, les iris se bordaient d’un très fin anneau presque noir,
Je recevais enfin la beauté de Miché-sarhad, celle de ses yeux !

 

En même temps que je cherchais une question digne d’une Grand Reporter, je regardais mon pantalon et les ocelles de suie. Miché-sarhad avait suivi mon regard.

- Quand Mutiko polita m’a appelé pour me signaler l’arrivée d’une visiteuse, j’ai écarté les bûches pour que la fumée soit moins épaisse. De la suie a dû s’échapper du mur et te tacher quelque peu. Je te prie de m’en excuser.
     De toute façon, tes vêtements seront bientôt sales !

Le sourcil noir rabattu, le regard, sombre, était sur mon pantalon.

- Pourquoi mes vêtements devront-ils être sales ?

Dis-je en me penchant comme si je cherchais de futures taches.
D’ailleurs, en y regardant de plus près, il est vrai que mon pantalon n’avait pas pris l’allure panthère du baroudeur de mon imagination, il n’y avait seulement que quelques ombres qui partiraient certainement au simple brossage.  

- Tes jambières sont celles que portent tous les chasseurs pour se protéger.

Je me félicitais pour le choix de ma tenue « safari » dont les jambières m’avait fait devenir une chasseresse. Sous ma longue veste « safari », Michel ne pouvait par voir que ces jambières étaient réunies en un pantalon-jean.
Je notais parallèlement que dans le village de Miché-sarhad, les femmes participent à la chasse. J’aurais voulu en savoir davantage sur ces chasseresses quand mon hôte me posa cette étrange question :

- Je présume qu’après m’avoir quitté, tu vas partir à la chasse. Vas-tu chasser le gros ou le petit gibier ?

L’intonation de Michel me laissa penser que ce sujet était mystérieusement important. Prise de court, je répondis par le dernier mot entendu :

- Au petit gibier. Uniquement.

Rassuré (pourquoi ?), Miché-sarhad, tourna doucement sa soupe.

Toujours à cours de question, j’effectuais un regard circulaire à la recherche de portes, il me sembla en apercevoir une, dans la pénombre, derrière moi. M’interrogeant, je levais les yeux vers ce qui semblait être la seule entrée : la cheminée ! Bien que muettes, mes interrogations n’avaient pas échappé au maître-soupier.

- Cette porte, soutenue par des gonds, est celle du cellier, chacun y entrepose quelques réserves personnelles.

- Alors pourquoi ne pas avoir prévu de porte dans vos habitations ?

- Avant, quand nous étions des Nomades, nos parcours nous conduisaient généralement là où la Nature nous assurait un climat agréable à vivre.
Devenus des Sédentaires, nous demeurons ici toute l’année. Les étés y sont chauds, et les hivers rudes, parfois même enneigés.
Si nous restons ici, vois-tu, Euphrosine, c’est que les récoltes y sont excellentes.
Nos logis agglomérés sont parfaitement adaptés à ces durs climats, une maison protège l’autre. Les cheminées en sont naturellement les entrées.

Voilà pourquoi, lors de ma préparation, le Professeur m’avait prévenu que je serais « comme un Père Noël » ! Voir la suite ....

… Ces maisons sont en torchis, mais saches, Euphrosine, que nous savons aussi construire des bâtiments avec des murs en pierres et des toits de chaume, et avec des portes. Ces bâtiments en pierres étaient, et sont encore, utilisés pour des préparations nécessaires à notre élévation spirituelles, mais pas destinés à être habités. Nous aurons l’occasion d’en reparler.

Les interrogations s’amoncelaient plus que les réponses. Je recentrais, enfin, mon interview :

- Dans mon article, je vous présenterai comme un acteur essentiel de la Révolution du Néolithique, un fondateur de la Sédentarisation, mais d’abord comme un Rebelle. Un Rebelle devenu un Conquérant.

- Suis-je un Rebelle, comme tu le dis ?

Il me sembla qu’au mot « Rebelle », le sourcil noir monta un peu plus que le sourcil blanc, comme pour accentuer l’asymétrie caractéristique des rebelles !  Voir École de la Beauté, 01 et suivants ...

… D’une certaine façon, oui, j'ai été un rebelle.
 Pour être plus précis, Euphrosine, ce que je fis apparaît dans le nom qui m’est donné ici : Miché-sarhad, c'est-à-dire, approximativement : « Celui qui a survécu » !

- Survécu ! Puis-je vous demander à quoi vous avez survécu, Auguste vieillard ?

Je n’avais pas pu m’empêcher d’ajouter cette flagornerie. Notant qu’elle n’avait aucun effet sur la position des deux sourcils, je m’engageais à l’avenir de m’en abstenir

- Comme tu es celle qui veut savoir, celle qui veut tout savoir, je pourrais t’appeler : Ichar tse’irah chèrasetah ou bien Jakin nahi duena

- Ishtar Shéhérazade ou Jacqueline ? Je veux bien, mais si cela ne vous dérange pas, je préférerais garder Euphrosine. De mon côté puis-je vous appeler Michel, ce serait plus facile pour moi ?

- Comme il te conviendra, Euphrosine. Il m’arrivera peut-être d'utiliser ces noms que je viens de te donner.
Si j’ai été un Rebelle, ce fut un concours de circonstances et en réponse à une contrainte, à des exigences.

- … ?

- Cette exigence, ces contraintes, tu les connaitras quand ma soupe sera prête, en même temps que nous la partagerons.
Pour comprendre le sens de Rebelle que tu m’attribues, il me semble que tu dois au préalable connaître le contexte de cette rébellion.

- Je vous écoute, attentivement, Michel.

- …

Michel ne savait-il pas par où commencer ? Pour ne pas le brusquer, je restais au décor de la pièce :

- La décoration ici est sobre, les murs sont blancs …

En réalité, ils étaient devenus plus ou moins noircis par la suie, mais cette nuance me sembla inutile à verbaliser

...  Je vois en face de la banquette des cornes d’un grand taureau accrochés au mur.

- Oui, Euphrosine, c’est un trophée et cette banquette, est … bien plus qu’une banquette, … Plus tard, nous irons nous y asseoir. Que veux-tu savoir exactement ?

- Qu’a-t-elle de particulier cette banquette, elle est recouverte de peaux de bêtes qui la rendent, semble-t-il, très confortable. Plus que ce tabouret à trois pieds sur lequel je suis assise !

- Patiente, Euphrosine.

Si être patient fait partie du métier de Grand reporteur, je commençais à grandir !
Devrais-je dire une Grand reporteur, ou une Grande reporteur ? Est-ce à partir de 1 m 78 que l’on devient une grande reporteur, ou une grande reportrice ?
Grand Reporteur est une fonction prestigieuse. Le faire précéder de « une » m’apparut montrer qu’une femme peut parfaitement assurer ces fonctions.

- …

- …

Le mutisme de Michel signifiait-il qu’il était encore un peu tôt pour connaître la particularité de cette banquette, était-elle chargée de souvenirs, de souvenirs malheureux ?
J’essayais de parler des enfants qui avaient accompagné mon arrivée.

- En arrivant, j’ai rencontré des enfants jouant sur les terrasses. À mesure que j’avançais, ils ont formé un petit groupe qui s’est rapprochés de moi. Ils avaient cette grande curiosité de l’enfance, mêlée, je dois le dire, à une certaine crainte, toute naturelle, et … réciproque ! Formant un cercle, ils m’ont guidé gentiment, mais fermement, échelles après échelles, jusqu’à votre entrée-cheminée.
Avant de me laisser entrer chez vous, une petite fille, un peu plus hardie que les autres, est venue furtivement effleurer mon genou. Sa réaction a été claire : j’étais bien vivante ! La certitude acquise que je n’étais pas un fantôme, elle est retournée s’intégrer au cercle comme une chèvre effrayée se glisse au milieu du troupeau.

- Des fantômes nous ont été utiles pour conforter notre sédentarisation, ainsi que des chèvres, et différemment, un bouc ; nous verrons tout cela plus tard. Ces enfants sont encore sur la terrasse à te surveiller.

- Me surveiller ? mais pourquoi ? N’est-ce pas là de la simple curiosité ?

- Ne crains rien, Euphrosine, évite juste les gestes brusques. La jolie écharpe que tu portes, va la poser doucement, et respectueusement, sur la banquette, en veillant dans tes déplacements à ne jamais te retrouver trop près derrière moi.

- Je m’exécute, Michel. Mais voilà bien des mystères ! S’agit-il de coutumes. Serait-ce des rites liés à votre rang de Héros, votre rang de celui qui a survécu ?

- Je répondrais au moment voulu à ces questions. Sache, jeune femme curieuse, que ces enfants sont les premiers à être nés ici, dans ce village. Nous les avons appelés les Chevreaux

- … ?

- Le première enfant qui est né ici jouait avec les chevreaux. Elle, c'était une fille, allait même souvent téter le pis des mères, de ses seuls amis. 

- C’est vraiment attendrissant, Michel. Mais avant, où les enfants naissaient-ils ?

- Avant ? Tu veux dire quand nous étions encore nomades ?

Mon signe de la tête valida la proposition

- Quand nous étions des Nomades, les enfants naissaient dans un campement, lors de certaines étapes !

- Des étapes ? Quelles étapes ? Michel ?

- Avant que ces logis agglomérés soient construits, nous étions des Nomades, Euphrosine. Les femmes accouchaient dans un campement toujours, évidemment, provisoire.

- Est-ce vraiment différent ? Un accouchement reste un accouchement !

- C’est vrai, Euphrosine, mais le nouveau-né que la Nature a donné aux humains est très fragile, sans doute le plus fragile de toute la Création …

Cette fragilité pourrait être la conséquence naturelle de la néoténie, c'est à dire la conservation d’aspects juvéniles chez l’individu adulte. Oh !  Combien ces aspects sont nombreux chez Homo sapiens, notamment le goût juvénile pour les jeux . Voir Néoténie. Régnants-Rebelles-Conquérants-Régnants.

Sans transition, je passais du sourire amusé des jeux au rictus de la plus grande tristesse :

- C’est aussi, Michel, l’espèce dont accouchement est le plus périlleux pour la mère. Il fut un temps, pas très éloigné du mien, où une femme sur deux mourrait en couche.

À ce funèbre constat, je sentis des pincements dans mon corps de femme.

- Nous ne faisions pas ces comptes précis, Euphrosine, mais nous connaissons depuis toujours, les dangers funestes qui entourent l’arrivée au monde d’un nouveau-né.
Nomade, la femme était soumise à de bien plus grands dangers qu'aujourd'hui. Pour limiter ces dangers, pour ne perdre ni l’enfant ni sa mère, il fallait que nous nous arrêtions.
Nomades, nous devions également nous arrêter suffisamment longtemps pour que la jeune mère puisse de nouveau marcher avec le reste de la tribu.

Je ressentis une certaine sororité pour ces femmes du Paléolithique. Michel s’en aperçu-t-il ? Il me regarda et compléta :

… S’arrêter longtemps, pour un Nomade, Euphrosine, ce n’est pas suffisant.

- ... ?
- Chez les Nomades, c’est la Nature qui guide les naissances.
Elle impose le moment et le lieu où l’enfant souffrira le moins du froid.
Elle impose le moment et le lieu où Elle fait passer les gibiers et remonter les rivières aux poissons.
Elle impose le moment et le lieu où Elle rend certaines graines prêtes à être consommées en quantité suffisante pour nourrir la jeune mère, et toute la tribu avec elle.
       La Nature impose le lieu et le moment où un nouvel être pourra, à son tour, faire partie de la Nature.

- … ?

La hauteur des sourcils me fit présumer que cette soumission à la Nature, n’était pas sans rapport avec une Rébellion « contre » cette même Nature.

- Ce moment, Euphrosine, est le solstice d’été.

- … ?

- Je vois que tu comptes discrètement sur tes doigts.

-… !!

- Tu viens de découvrir, Euphrosine, le moment où les femmes doivent être fécondées.
Si la Nature impose aux femmes des naissances au solstice d’été, Elle impose également des fécondations pendant l’équinoxe d’automne… au moins chez les Nomades.

Je venais aussi de découvrir que les femmes Rebelles et sédentaires n'étaient plus soumises à ces fécondations à date fixes.
Il fallait aussi que je sache comment procédaient les Nomades du Paléolithique pour s’accommoder des règles de la "Nature".

- Pour toutes les femmes, toutes au même moment ! Mais comment est-ce possible, Michel ?

- Nous savons regarder le ciel, Euphrosine.

Nous savons également planter un bâton dans le sol pour prévoir aussi bien les solstices que les équinoxes.

- Je ne doute pas, Michel, que vous sachiez repérer et prévoir les différentes phases solaires de l’année. Mais comment synchronisez-vous toutes les naissances, et donc toutes les … fécondations ?

- Les urus, Euphrosine, migrent comme nous, et ne procèdent pas différemment.

Les fécondations des femelles urus ont lieu toute au même moment, ce moment qui leur permet de vêler quand le troupeau arrive sur des gras pâturages. La Nature guide les urus, comme elle guide les Nomades.

- Certes, Michel, sauf que l’ovulation chez les urus n’a lieu, à ma connaissance, qu’une fois par an, tandis qu’elle a lieu tous les mois chez la femme ! *

- …

Pendant le silence de Michel, j'associais différents passages de deux livres que le Professeur m’avait fait lire avant de partir.
Mille femmes blanches de Jim Fergus, et

Go West, Une histoire de l'Ouest américain de Daniel Royot et Philippe Jacquin,

- Vous avez dit : « au même moment » !? Attendez, Michel, je repense à un épisode singulier de l’histoire des États Unis.

J’avais bien conscience que pour être « Grand », une reporteur doit se concentrer sur une seule investigations. Mais ne doit-elle pas aussi essayer de comprendre ? Utiliser ses connaissances ne peuvent-elle pas l’aider à comprendre ? Et pour y parvenir poser des questions pertinentes !
Le village de Michel a été créé il y a environ dix ou douze mille ans, mais d’autres basculements de Nomades chasseurs-cueilleurs à Sédentaires agriculteurs, ou réciproquement ... se sont déroulés à d'autres période de l'histoire de l'humanité, y compris récemment. Des témoignages directs ont été rapportés et publiés. C’est le cas pour des Amérindiens, et plus particulièrement, les Cheyennes.

… En 1874, les États Unis d’Amérique vivait sa Conquête de l’Ouest, au détriment des peuples amérindiens. Les Cheyennes sont un de ces peuples amérindiens ; Petit Loup, leur chef, proposa au Président Ulysses Grant d’échanger mille femmes blanches contre des chevaux.

- … ? Je comprends d’abord, Euphrosine, qu’un peuple était en train d’envahir le territoire d’un autre. Nous connaissons ces « conquêtes » qui ont souvent, jadis, également frappé nos tribus.

- Pour mieux vous présenter les Cheyennes, Michel, j’ajoute qu’au XVIe siècle, au moment des premiers contacts avec des trappeurs européens, ce peuple était, encore sédentaire, sédentaire et cultivateur.
L’arrivée, souvent continuelle, et souvent violente,  des colons Blancs, a contraint les Cheyennes à redevenir nomades.
Pour être juste, ils venaient d’être déjà bousculés par une autre tribu amérindienne, les Ojibwas.  

- Des Sédentaires redevenus Nomades ?

- Surprenant, n’est-ce pas, Michel.
Réaliste, par ces échanges de femmes contre des chevaux, Petit Loup voulait pacifier la cohabitation avec les Blancs, et intégrer le peuple des États-Unis d’Amérique au peuple des Cheyennes.

L’idée d’une intégration par des épousailles mixtes n’était pas neuve en Amérique. Voir la suite ....

- États-Unis, Cheyennes, … Je ne connais aucune de ces tribus, Euphrosine, mais ce Petit Loup me paraît être plus que "réaliste", il a fait preuve d’une subtile habilité, et même d’une certaine malignité !

- Ces États-Unis, Michel, n’étaient pas une tribu mais déjà une grande nation de … sédentaires.

- … ? Pourquoi pas, Euphrosine. Qu’ils soient sédentaires ou nomades, pour assurer leur pérennité, tous les peuples doivent savoir se « mélanger » ; nous reviendrons, également plus tard, et longuement, sur cette exigence absolument cruciale. Continu sur ton idée, je te prie.

- Mon idée est de relier « au même moment » à ce que vous venez de me dire sur « la même halte » ; cette halte pendant lesquelles toutes les femmes, sans exception, doivent mettre au monde les nouveau-nés.
Je comprends maintenant une … cérémonie dont la portée m’avait alors échappée.

- … ?

- Ulysses Grant avait accepté le principe de l’échange proposé par Petit-Loup. Quelque unes de gré, la plupart de force (notamment en vidant les prisons de femmes), quelques femmes Blanches avaient été envoyées chez les Cheyennes.
J’avais été surprise que les époux Cheyennes aient attendu de nombreuses lunes avant de … concrétiser cette … « intégration des peuples » … pour les générations futures.
Puis, un certain jour, des femmes Cheyennes ont commencé à préparer chacune des femmes Blanches. Tout en psalmodiant des paroles ésotériques, religieusement, elles les invitèrent à s’accroupir au-dessus d’un petit brasero émettant des fumées odorantes.    
Ces préparations rituelles terminées, toutes les épouses blanches « connurent » chacune leur époux Cheyenne, toutes pendant la même nuit !
Je comprends maintenant la raison de ces amours synchronisées.

qui avait été précédée d'une synchronisation des ovulations

… Parturition neuf mois plus tard ! Michel. Le moment des fécondations a été choisi pour que les Cheyennes, devenus nomades, arrivent en un lieu où ils pourraient rester suffisamment longtemps, en un lieu d'abondance et de sécurité aussi bien pour la jeune mère que pour son enfant…
Si la mise au monde est synchronisée, la fécondation avait dû l’être aussi !

- Quoi de plus naturel pour des Nomades, Euphrosine !

- Quoi de moins naturel pour des Sédentaires, Michel !

Après ces exclamations, j’espérais une description de la "nouvelle" sexualité reproductive, celle adoptée par es Sédentaires.
Les sourcils approuvèrent mon « moins naturel », mais Michel continua sur les amours chez les Nomades.

- Fécondations à l’équinoxe d’automne ! Comme pour ces Cheyennes, les nouveau-nés rejoignaient notre monde au solstice d’été, en un lieu sécurisé et bien fourni en nourriture.

- J’en ai bien compris l’importance, Michel.

- Ce qui est nécessaire pour les bovins, n’est pas suffisant pour les humains.

- En quoi n’est-ce pas suffisant ? que voulez-vous dire, Michel ?

- Je t’ai dit que pour rester intégrée à la tribu, relevée de couches, la jeune mère devait pouvoir marcher. Or, maintenant, la jeune mère est accompagnée d’un nouveau-né
C’est la Nature qui guide les migrateurs exactement comme elle guide tous les Nomades,
Pourtant, elle n’a pas donné les mêmes facultés à tous.

- … ?

- Si le veau de l’urus est capable de marcher quelques minutes après sa naissance, la Nature n’a pas donné cette possibilité à nos nouveau-nés.

- … ?

Quelle idée Michel poursuivait-il ?

- Tu vas comprendre, Euphrosine.
Le veau de l’urus peut rapidement trottiner au même rythme que le reste du troupeau.

Maintenant, imagine-toi jeune maman Nomade. La tribu vient de repartir de son campement d’été. Tu portes ton nouveau-né sur ton dos.

… Il grandit, ses sourires enchantent votre couple comme ils enchantent toute la tribu.
De plus en plus souvent ton époux le porte aussi. Entre deux tétées, un de tes frères, ou de tes jeunes sœurs, s’en saisi joyeusement.
Une année ou deux passent. Nomade parmi les nomades, tu marches. Ton enfant passe de bras en bras. De bon cœur, il rit, juché sur des épaules aussi accueillantes que cajolantes. Pendant les étapes, depuis quelque temps déjà, il trotte parmi les tentes, et joue avec les chiens.

- Oui, j’imagine bien tout cela. Michel. Cette jeune mère et son compagnon rayonnent de bonheur.

- Un autre enfant, ne multiplierait-il pas ce bonheur ?  pour votre couple et toute la tribu.

- J’en suis certaine, Michel.

- Mais pour continuer de faire partie de la tribu, tous doivent marcher. Quelques jours après sa naissance, le veau peut marcher avec le troupeau d’urus. Commences-tu à comprendre, Euphrosine ?

- Non, pas vraiment, Michel.

Et pourquoi insistait-il sur la possibilité de marcher des jeunes veaux ?

- C’est seulement quand quatre nouveaux solstices d’été sont passés qu’un enfant peut marcher à la cadence de ses aînés. Et à quatre ans, encore souvent, des épaules doivent l’accueillir. Ainsi juché, il ne rit plus ; il dort, de fatigue.
Depuis peu, sa mère est de nouveau enceinte.

- Donc si je comprends bien, Michel, chez les Nomades du Paléolithique, quatre ans sont nécessaires entre chaque naissance !
Donc, la fécondation des femmes ne doit se faire que tous les … quatre ans !

- Exactement, Euphrosine, tous les quatre ans, seulement.

- Un an pour les bovins, quatre ans pour les humais. Mais alors … ? Mais alors, Michel ?

- …

- …

Sans donner les explications que j’attendais, Michel alla de nouveau vérifier sa soupe.
En s'écartant ainsi de son récit Michel voulait-il atténuer une émotion liée aux révélations qu’il s’apprêtait à me faire ?

 

De mon côté, je ne voyais pas en quoi cette limitation des naissances à une année sur quatre rejoignaient le contexte de cette rébellion ayant conduit à la sédentarisation. Devrais-je vraiment attendre la dégustation de la soupe ?
      J’avais néanmoins conscience que parmi les trois principes biologiques essentiels : "vivre, se reproduire, assurer la pérennité de sa tribu", Michel avait commencé à décrire le second, et son insistance à la décrire laissait bien présumer que la sexualité avait été modifié lors du passage de Nomade à Sédentaire, du Paléolithique au Néolithique.  
     Tout en tournant doucement sa soupe, sur le même rythme lent, Michel me confessa :

- Mon épouse, Emazte matxinoa, et moi étions déjà de vieux amoureux …

- C’est la première fois, Michel, que vous me parlez de votre épouse. Pardonnez-moi, je n’ai pas très bien compris son nom.

- Emazte matxinoa.

- Ne pourriez-vous pas l’appeler Emma ? ce serait plus simple pour moi !

- Emma, dis-tu ? Je te promets d’essayer.

- Vous disiez que vous étiez de vieux amoureux, Emma et vous.

- Oui, Euphrosine, des amoureux, des … vieux amoureux …
La tendresse nous unissait encore.
Mais aussitôt que nous avons commencé notre tout-a-fait nouvelle vie, une irrésistible émotion nous poussa, vers d’autres horizons, vers des unions, plus … intimes … des unions au-dessus du ciel …

- Je crois comprendre, Michel.

En savoir plus sur cette étrange statue

 - … ces formes d’unions nous étaient, évidemment, interdites quand nous étions Nomades.
Oubliant notre âge, nous avons redécouvert des plaisirs partagés, et oubliés. Des plaisirs que parfois nous nous risquions à échanger, en cachette, pendant les Grands Rassemblements.

- Je suis touchée, Michel, que vous m’ayez faite ces confessions … très intimes.

- Ces souvenirs sont agréables, Euphrosine. C’est moi qui te remercie de les avoir fait renaître.

- …

- …

- Pardonnez-moi, Michel, d’interrompre votre émotion, mais quels sont ces Grands Rassemblements ?

Je me promettais de poser ensuite la question sur les « formes d’unions » interdites chez les Nomades.
La principale qualité d'une Grand reporteur n'est-elle pas la patience !

- Les Grands Rassemblements, Euphrosine, sont aussi, en quelque sorte, ceux de l’amour, et surtout, ils constituent un élément essentiel pour comprendre le succès de notre Sédentarisation. J’y reviendrais, longuement, plus tard.

- …

La principale qualité d'une Grand reporteur n'est-elle pas la patience !

- …

- Je ne suis pas certaine d’avoir compris non plus quelles étaient ces « formes d’unions » qui étaient interdites chez les Nomades.

- Interdites et même impossibles ! Elles mettraient en péril la survie de la tribu !
Ces unions impossibles, Euphrosine, sont, disons, des unions « naturelles ». Les façons « naturelles » de faire l’amour.

- « Naturelles » ?

- Chez les Nomades, Euphrosine, les fécondations ne sont-elles pas espacées de quatre années ?

- Je vous accorde, Michel, que la Nature guide les naissances et les fécondations, chez les humains, comme chez les ... bovins.

Michel n'avait-il pas largement insisté sur ce point !

… Mais, qu’ils soient sédentaires ou nomades, les humains sont des humains! Nous  savons très bien, Michel, que cette intimité sensuelle, sans but de fécondation, sans autre pulsion que cette spontanéité amoureuse, ce plaisir réciproque des deux époux garantit l’existence même du couple,  … Lire plus ...

… Le plaisir protège le couple. Par le plaisir du couple se tissent des liens indispensables à la survie du nouveau-né. Vous-même, Michel, vous avez dit, que le nouveau-né que nous a donné la Nature est très fragile, sans doute le plus fragile de tous …
Vous avez également remarqué que le veau est capable de marcher quelques minutes après sa naissance. Il y parvient sans aucune aide du taureau !

- Le mâle urus assure une certaine protection, périphérique, contre les prédateurs.

- Peut-être, Michel, mais chez les humains, sans l’aide directe, et centrale, du compagnon de la jeune mère, le bébé ne survivrait pas … et souvent dans la mort, la mère le suivrait.
Sans ces liens tissés par le plaisir amoureux, « le couperet de l’évolution serait tombé » et, comme dirait le Professeur, notre espèce aurait disparu !
Or, l'espèce humaine nomade, n'a pas disparu ! et pourtant, si j’ai bien compris, il faut attendre plusieurs années entre chaque fécondation …

- Exactement quatre ans, ni plus, ni moins ; quatre ans pour qu’un enfant puisse marcher seul avec la tribu. Où veux-tu en venir, Euphrosine ?

- À votre confession, Michel ! Chez les Nomades, pour éviter le risque d’une grossesse, les relations « naturelles » sont proscrites pendant quatre ans ! Est-ce bien cela ?

- Une femme qui serait enceinte en dehors de la période prévue par la Nature compromettrait gravement sa propre survie ou la survie de la tribu, ce qui, sur le long terme, revient au même, tu l'as parfaitement analysé. Ne t'ai-je pas déjà dit tout cela ?

- … ! Si je comprends bien, Michel, la Révolution du Néolithique serait une Révolution de la sexualité et de la procréation !
Comme Sédentaires, vous avez pu abandonner la synchronisation des naissances.

Fière de cette fine déduction, je continuais mon argumentation :

La Sédentarisation serait-elle une révolution qui a permis aux femmes d’accoucher toute l’année ? sans respecter l’intervalle de quatre ans !
La Sédentarisation serait-elle une révolution qui a permis aux femmes d’être fécondées librement toute l’année ?
La liberté d’accoucher, la liberté d’être fécondée !
La liberté de faire l’amour « naturellement » ! toute l’année !
La libération de la sexualité !

Le Néolithique est la libération de la sexualité !

Les sourcils en V oscillaient suspendus aux enchaînements de mon quasi-discours.

- …

- …

- Toutes ces libertés dont tu parles, Euphrosine, nous les avons découvertes seulement après, après que nous ayons commencé notre nouvelle vie.

Michel m'avait comprise. Mais transportée par ma rhétorique, je continuais sans l'avoir vraiment écouté

- … La liberté de l’Amour, Michel ! Une amoureuse et un amoureux sédentaires peuvent vivre une romance, devenir amante et amant, épouse et époux, en dehors de toutes considérations saisonnières imposées par la Nature.
Une femme et un homme peuvent vivre leurs belles amours « naturelles » sans calculer le moment et le lieu où ils auront le bonheur de voir naître leur enfant !
N’est-ce pas à ces mêmes pulsions auxquelles vous avez tendrement cédées, Emma et vous, aussitôt que vous avez commencé votre « nouvelle vie » ?

- Comme moi, Emma était déjà un âge avancé, les risques qu’un enfant soit conçu restaient limités, mais Nomades, à ces étreintes coupables, nous ne nous y serions jamais abandonnées.

- La liberté de l’amour, c’est se libérer de la servitude de la Nature !
Les Rebelles sont ces amants qui s’unissent quand leurs pulsions amoureuses leur font tourner la tête.
La liberté d’aimer, c’est vous et le Néolithique qui l’avez inventée !

- Je te laisse parler, Euphrosine !

Je m’étais laissée entraîner, par une autre passion, celle de ma démonstration, j'y succombais délicieusement et continuais :

- Bien avant celle de Luc Ferry.

- … ?

- Luc Ferry est un grand philosophe de mon époque. Pour lui, la révolution de l’Amour est un prolongement de la Révolution industrielle.

- … ?

- la Révolution industrielle, comme la Révolution du Néolithique, a profondément modifié la société humaine.
Si, pour suivre Luc Ferry, l’industrialisation a engendré une Révolution de l’Amour, la sédentarisation a engendré la première Révolution de l’Amour.
Chez les Nomades, du paléolithique, simples éléments enchaînés à la Nature, la femme et l’homme, ne connaissaient pas plus l’amour que ne le connaissent les urus.
Sédentaires, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une femme et un homme ont pu s’aimer en toute liberté.

La Sédentarité a libéré la sexualité.
La Révolution du Néolithique a libéré la sexualité !
La sexualité libérée, le Néolithique pouvait inventer l’Amour !
Être Sédentaire, c’est pouvoir vivre librement son amour et sa sexualité !

- J’admire ton enthousiasme, Euphrosine.

Ma passion grandissante m'avait hissée en haut d’une tribune devant une foule indistincte, avec derrière moi des bannières aux slogans percutants que je répétais.
Les paroles simples de Michel, m'avaient fait dégringoler de ma « tribune ».
Encore un peu étourdie par ce retour à la réalité, je me contentais de répondre :

- Il n’y a pas d’amour sans passion. Il n’y a pas d’amour sans enthousiasme.

Mais dans cet enthousiasme, j'avais occulté une autre question, tout aussi essentielle.

… Si les relations « naturelles » sont proscrites pendant quatre ans ! Comment vos Nomades font-ils pour maintenir leurs liens amoureux, … sexuels, … leurs liens du plaisir ? Les liens d’affection sans lesquels la survie des bébés ne saurait exister ? Les liens de coopération qui ont permis à l’espèce humaine d’exister !
Ces liens sans lesquels le couperet de l'évolution serait tombé !

- Ne t’inquiètes pas, Euphrosine ! Les Nomades ne se privent ni de sexualité ni de cultiver les liens tissés par le plaisir réciproque.
Même si cette voie n’est pas la plus sacrée, ces liens créés par, et pour, le plaisir, les Nomades les font s’épanouir, d’une autre façon, largement antérieure même aux premiers humains.

- Je ne m’inquiète pas, Michel ! Quelle est cette façon ? quelle est cette voie ?

- Ils font l’amour « autrement »

- Autrement ! ?

- Je te l’expliquerais plus tard, si tu ne l’as pas déjà compris d’ici là.

- …

- Sais-tu compter, Euphrosine ?

En me posant cette question, Michel, avec une certaine fierté, avait étendu ses mains en montrant ses dix doigts. Sans en comprendre le sens, je répondis d’une voix la plus neutre possible.

- Oui, Michel, je sais compter.

- C’est vrai, tu l’as déjà montré pour déterminer le moment où les femmes doivent être fécondées, au moins chez les nomades.
Cette fois, une main va te suffire, Euphrosine.
Nous venons de voir ensemble qu’un enfant ne peut naître que tous les quatre ans.
Combien d’enfants une femme pourra-t-elle donner d’enfants à sa tribu ?

- Voyons, Michel. Si me place à votre époque, la femme est primipare à environ seize ans. Elle aura vingt ans quand l’enfant suivant naîtra.

- Cela fait deux enfants.

Michel leva deux doigts. J’en fis autant.

… Très bien, continu, Euphrosine.

- Vingt-quatre ans pour le suivant, ensuite vingt-huit.

Aux sourcils agités de Michel, je conclue que 24 et 28 semblaient des nombres difficiles à concevoir. Par contre, il leva fièrement le bon nombre de doigts

- Nous en sommes à quatre enfants.

- Trente-deux ans, j’imagine que c’est déjà presque trop âgé vis-à-vis des risques de mortalité.

Les sourcils approuvèrent et l’érection du pouce fut hésitante.  

- Alors, quel est le potentiel de naissances pour une femme nomade ?

- Trois, quatre. Cinq enfants au grand maximum.

- Ce simple calcul, Euphrosine, peut convaincre n’importe qui, n’importe qui d’un peu honnête, combien la femme est précieuse, et pourquoi elle doit être respectée, protégée et … crainte.

- …

- …

- Vous veniez de me démontrer, Michel, que chez les Nomades, la femme devait être respectée, protégée.
Maintenant que vous êtes devenus des Sédentaires, la femme bénéficie-t-elle toujours des mêmes attentions ? des mêmes privilèges ?

- Pourquoi parler de privilèges ? La femme ne serait-elle plus, précieuse ? La femme ne doit-elle plus, être protégée ?

Les sourcils devinrent narquois et dénoncèrent ma niaiserie.

S’il y eu de nombreux bouleversements quand nous sommes devenus Sédentaires, et même si la sexualité a été libérée, vois-tu Euphrosine, c’est toujours la femme qui détient le pouvoir d’enfanter ! C’est toujours la femme qui détient ce pouvoir sacré

Sacrée, protégée, précieuse, ne serait-ce pas une autre façon d’aliéner ? N’est-ce pas ce que prétendraient certaines militantes féministes de mon temps ? Le patriarcat serait-il cette protection exacerbée ?
Cette polémique n’étant pas dans les référentiels de Michel, je me contentais de pousser vers l’égalité des sexes.

- Pouvez-vous considérer, Michel, que dans votre société de sédentaires, la femme est l’égal de l’homme ?

- Très curieuse question que tu me poses là, Euphrosine. Je ne peux que te répéter que « la femme doit être respectée, protégée" et, tu me sembles l’avoir oublié, « crainte ».

… Je me souvenais que chez les Celtes les pouvoirs de la femme étaient autant craints que respectés. En lire plus …

Sans développer la « crainte » inspirée par les femmes, je laissais Michel continuer :

Où est l’égalité, Euphrosine ? Dans une communauté, pour le bien de tous, chacun fait ce qu’il sait le mieux faire.
Quand les hommes sauront enfanter, ton égalité, ils pourront la revendiquer.

- … !

Ce renversement de la revendication me laissa un instant interdite.
Trop imprégnée à la fois du patriarcat et des revendications féministes, je ne parvenais que difficilement à me replacer dans les débuts sociétaux de la sédentarité.
En lire plus ...

Ni patriarcat, ni matriarcat, chacun fait ce qu’il a à faire.

Pendant que je réfléchissais, Michel avait remué de nouveau un peu sa soupe, et maintenant il attendait tranquillement ma prochaine question. Puisqu’il m’avait confessé des souvenirs de son couple, je restais dans le domaine familial

- Nomades, ne viviez-vous pas davantage en tribu qu’en famille ?

- Plus en tribu qu’en famille, oui, Euphrosine, mais une de nos petites-filles venait régulièrement nous voir.
Encore petite, elle nous apportait quatre amandes dont elle avait soigneusement cassé la coque et vérifié qu’elles n’étaient pas amères. Une autre fois, c’étaient deux petits morceaux d’os, avec leur moelle, chapardés quelque part. Tu souris ! La moelle n’est-elle pas une friandise pour toi ?

- Oui, euh, si, … je pense juste à une histoire de moelle racontée par le Professeur, mais continuez, je vous prie, Michel.

- Une fois que nous avions accepté ses présents, elle venait se lover contre l’un, puis contre l’autre, puis entre nous deux.
Elle s’imaginait qu’elle devait apporter « quelque chose » pour pouvoir se faire câliner. Pour nous, ce câlin était à lui seul un présent, un tendre présent.

Sans doute pour cacher cette nouvelle émotion, le sensible vieillard remua de nouveau sa soupe.

… Je me suis, de nouveau, laissé aller à de doux souvenirs, mais ce sont certainement d’autres choses que tu voudrais entendre.

Pour chercher une contenance, je regardais le plafond. Je remarquais qu’il était soutenu par des branches enchevêtrés, Lire plus ...

Du plafond, mes yeux se portèrent vers l’entrée-cheminée

- Il me semble avoir vu un chien pointer son museau à votre entrée-cheminée.

- Le fumet de ma soupe l’aura attiré !

- Vous avez donc déjà domestiqué le chien !

- C’est le loup que nous avons domestiqué, Euphrosine, bien, bien longtemps avant moi. Il arrive que nous le fassions encore. Il suffit qu’un chasseur découvre dans sa tanière une louve mourante avec des petits louveteaux accrochés à ses mamelles. Il ramène des petits au camp, et les donne à allaiter à une femme, allaitante

J’aurais pu souffler à Michel qu’il pourra faire de même avec des marcassins nouveau-nés, et commencer une domestication du porc. Mais venant du futur, il ne m’appartenait pas de modifier le présent de Michel.

- La tribu humaine devient sa meute.
En sélectionnant les descendants de ces loups nous avons créé des chiens, certains pour la chasse ou pour nous guider vers une charogne, d’autres pour la garde,

d’autres pour traîner des travois,

porter des charges légères le long des parcours, d’autres, les plus dociles, peuvent jouer avec les enfants, d’autres pour …

- Et vous, aviez-vous un chien ?

- …

- Vous n’avez jamais eu de chien, Michel ?

- Si, Euphrosine. Nous avons eu un chien, ou plus exactement une chienne.

- Et cette chienne ?

- Ce n’était encore qu’une petite boule de poils quand elle nous avait été offerte. C’était à l’occasion des vingt solstices d’été, les vingt années qui s’étaient écoulés … depuis qu’Emazte matxinoa … Emma avait rejoint notre tribu.

Pour masquer son émotion, le vieil amoureux s’était penché au-dessus de sa soupe, dont les vapeurs pouvaient être à l’origine de l’humidité de ses yeux.
Après une longue respiration, Michel continua

... Comme à son habitude, notre chienne me suivait. Elle commençait à vieillir. Elle ne portait plus de charge et c’était davantage nous, qui la gardions que l’inverse. Je sentais bien qu’elle forçait sa marche. Subitement ses pattes arrière se sont arrêtées, paralysées. Je l’ai prise dans mes bras. Nous étions déjà parmi les derniers, suivis par un Operator, une cinquantaine de pas derrière nous, le regard toujours perdu dans un lointain devant lui.

- Qui sont ces Operators ?

- Tu le comprendras rapidement toute seule, Euphrosine.
Ma chienne était lourde, et surtout, je commençais à être vieux. Mon épouse m’a aidé un peu, elle était vieille, elle aussi.
Arrivés épuisés au campement, nous avons été accueillis par des regards fuyants, suspicieux, voire hostiles. N’avions-nous pas retardé la marche de la tribu ?
J’ai posé ma chienne. Elle m’a regardé fixement, puis ses yeux se sont ensommeillés.
Déjà, une fois, son arrière-train lui avait « manqué ». Le lendemain, tout était oublié, elle gambadait en jappant joyeusement.
Cette fois …

- Cette fois ?

- À l’aube, un jappement m’a réveillé, un seul jappement.
En sortant, j’ai aperçu au loin un Operator, il m’a semblé qu’il portait ma chienne.
C’était mon tour de préparer une des soupes communes. Aimablement une voisine m’a proposé de me remplacer.
Quand nous sentions sous la langue des petits morceaux de viande, mon épouse et moi préférions penser qu’il s’agissait de cet écureuil tué à la fronde par des gamins, ou de cette grosse couleuvre qu’une femme avaient attrapé au bord de l’eau.
Ce jour-là, la soupe avait un bien triste goût ...

- C’est horrible ce que vous me racontez !

- ...

- ...

- D’abord, Euphrosine, pourquoi crois-tu que les premiers Nomades aient gardé un loup dans leur tribu ?

- … ?

- Pour leur fourrure et aussi comme réserve de nourriture, en cas de disette car la chair du loup n’est pas des plus succulentes.
Quand notre chienne a cessé de pouvoir marcher, nous traversions une région sans gibier.

- … !

- Rassure-toi, Euphrosine, depuis que nous sommes des Sédentaires, je n’ai pas le souvenir que nous ayons manger un seul chien. Depuis le Néolithique, il n’y a plus de chien au menu !
Ensuite, et surtout, il faut bien que tu comprennes que les Operators n’ont fait qu’appliquer la règle des Nomades. Elle est appliquée, sans restriction, à tous ceux qui appartiennent à la tribu, humains ou canins.
Ainsi vont les Nomades.
Marcher est la condition de leur survie.  

- …

Michel me laissa le temps nécessaire pour digérer cette funèbre soupe.
Puis, il continua, un peu professoral :

- Marcher est la condition de survie des Nomades. Marcher règle les fécondations et les naissances à des moments précis. Je t’ai exposé tout cela, mais pour savoir si j’ai été un Rebelle, tu dois, Euphrosine, tout connaître sur que ce qui a fait de nous des Sédentaires … tout connaître.

Quelles autres horreurs de la condition de vie des Nomades allais-je apprendre ?

- Je vous écoute, Michel.

- Je t’ai déjà dit, je crois, qu’au solstice d’été, la Nature nous offre des grains prêts à être consommées.

- Au moment de l’arrivée au monde des nouveau-nés, oui, Michel.

- Ô épeautre, Ô engrain. Ô amidonnier, nos grains préférés.

- Je vois là des ancêtres du blé …

Cette action de grâce marquée par ce « Ô », était la première que manifestait Michel. Le Professeur m’avait bien averti des croyances animistes de ces populations.
Ces croyances, Michel aurait pu les manifester bien plus tôt, par exemple à l’occasion des références aux solstices ou équinoxes, ou même aux gonds de la porte du cellier, puisque dans l’Antiquité, cette partie des huisseries avait son propre dieu.
Mais c’étaient des grains qui avaient bénéficié d’un « Ô ». Dans la société néolithique de Michel, plus que les grandes puissances de la Nature ( ou à l'inverse, plus que chacun de ses petits éléments, comme les gonds) étaient-ce les produits de l’agriculture qui étaient vénérées ?

Quant à la Nature, comme le fera plus tard Spinoza, elle semble être, ntaurellement, confondue avec Dieu.

- … ajoute l’orge, Euphrosine ! L’orge le plus sacré d’entre tous ces grains.
Ô Orge ! Ô Orge ! Toi qui engendres la boisson de notre spirituelle élévation.

- Quelle est cette boisson merveilleuse, Michel ?

- Une boisson révélée pour laquelle nos ancêtres ont bâti des bâtiments de pierre, recouverts de chaumes.
La première étape de fabrication est le trempage des grains d’orge dans une eau pure.

- … ?

- Si les Grands Rassemblements …

- Les Grands Rassemblements de l’amour ? N’est-ce pas Michel ?

- Pour toutes les tribus, les Grands Rassemblements ont l’amour comme aboutissement suprême. Une eau pure comme celle qui jaillit ici est une des conditions pour y parvenir.

Vivre d’amour et d’eau fraîche ! Je m’égarais !

… Si cette source est sacrée, c’est que son eau claire permet de préparer cette prodigieuse boisson. Voilà, Euphrosine !

L’homme qui fabrique est plus important que l’homme qui pense, même s'il pense sagement ! Voir plus …

... La deuxième étape est la germination.

- Ne seriez-vous pas en train de me décrire la fabrication de la bière, Michel ?

- Peut-être ! Je ne serais pas surpris, Euphrosine, qu’une boisson aussi merveilleuse soit parvenue jusqu’à ton époque !

- Une des étapes suivantes n’est-elle pas la fermentation, Michel ?

- … ?

- Le moment où des bulles apparaissent ! et où une légère brume vogue au-dessus du liquide ?

- C’est le moment sacré, Euphrosine, à ce stade, seules les femmes ont le droit de continuer la préparation de cette boisson.

- Pourquoi parlez-vous si doucement, Michel ?

Marquant une humilité devant le sacré, les deux sourcils s’étaient abaissés

- Pour ne pas effrayer le mystère, Euphrosine. La fécondité et la fermentation ne sont-elles pas de même nature, ou plus exactement d’une même mystérieuse Nature ? 

- … ?

- La femme détient le mystère de la fécondité, elle détient aussi l’art du brassage de la parfaite boisson.

- Je vous l’accorde, Michel.
De plus, la bière est une boisson saine, lors de la fermentation, les levures éliminent les contaminants pouvant provoquer des maladies.
Mais ces brasseuses sacrées ne me semblent pas être les Rebelles du Néolithique !

- …

Le brassage de la bière serait-il l’occasion de connaître le secret de la Rébellion?  Il devait m’être révélé au moment où nous boirions la soupe, j’orientais la conversation sur cette autre boisson.

- Votre soupe sent très bon, Michel.

- Je suis assez satisfait de son fumet. Jadis, ce fumet m’a rendu heureux, très heureux …

- … ?

- …

À la position des sourcils, je compris que ce n’était pas encore le moment de savoir pourquoi ce fumet était à l’origine d’un bonheur de ce vieillard.

- Et que contient votre mystérieuse soupe, Michel ?

- Au solstice d’été, la Nature nous offre, après broyage, des grains prêts à être consommés …

- … et certains à être brassés !

- Bientôt après notre arrivée, nous pouvons aussi ramasser les premières lentilles, celles qui mûrissent les premières, celles qui sont les plus près du sol.
   Entre le murissement de celles du bas et celles du haut, selon les années, nous pouvons cueillir suffisamment de lentilles pour faire des soupes pendant quatre à huit lunes.
Nous conservons les plus belles cosses de lentilles pour les soupes des étapes qui nous séparent de la cueillette des prochaines graines.

La conservation de gousses sélectionnées seraient-elles les prémices d'une agriculture ?

… Les lentilles épuisées, il faut quitter le campement où les enfants sont nés. Après quatre ou cinq lunes de marche, les pois et les fèves récoltés pourront aux soupes, être ajoutés.

- …

- Ô lentilles. Ô pois. Ô fèves ! Sans eux, sans la soupe, nous ne pourrions pas nourrir nos enfants !

Ces Légumineuses, rendues comestibles par l’art de la soupe (donc, par l’art du feu), ont permis de franchir une étape décisive de l’évolution en permettant aux humains d’élargir la diversité de leurs apports en protéines.

…  Ô pois. Ô Emma ….

Après ces actions de grâce, les deux sourcils abaissés, Michel se plongea dans une autant émouvante que mystérieuse méditation. Pourquoi les pois plus particulièrement ? et pourquoi Michel a-t-il associer les pois à Emma ?
À la subtile tendresse dont le vieil amoureux avait parlé pour la première fois de son épouse, j’avais pressenti qu’elle était disparue. Ce « Ô Emma » pouvait en être une confirmation.
Je gardais ces questionnements pour plus tard et laissais le vieillard revenir doucement au présent, de la soupe.

- Nous y ajoutons les morceaux d’os, ce qui reste après que nous en ayons, goulûment, lécher la moelle. Doucement, ces os restituent leur bouillon.

- Et après un chauffage prolongé, votre soupe devient, comme la bière, une boisson saine, sans microbes ni parasites, ou au moins en nombre limités.

- Écarte-toi un peu, Euphrosine, il faut justement que j’ajoute un galet.

- Vous allez ajouter un galet dans la soupe ! Vous espérez qu’il cuira ! Quel goût va-t-il donné à votre soupe ? Votre soupe aux galets !

- Vois-tu, Jakin nahi duena, qui veut tout savoir, mais qui ne réfléchit pas assez, ce galet que je viens de saisir prudemment entre deux morceaux de bois, encore recouverts de leur écorce, était dans le feu.
Dans ce feu, le galet est devenu brûlant.
Si maintenant, je le laisse ensuite tomber, prudemment, dans la soupe, ce n’est pas pour lui donner du goût, mais de la … chaleur, 

- …

- Chaleur qui permettra de continuer à cette soupe de mitonner. Maintenant que tu me sembles avoir compris, essaie, Euphrosine, d’imaginer comment nous faisons la soupe.

- Vous mettez tous les ingrédients de votre soupe dans cette marmite, vous ajoutez l’eau, puis la quantité suffisante de galets brûlants pour qu’elle cuise.

- L’art de faire la soupe est sensiblement plus complexe que tu le décris. Surtout si des légumes verts sont ajoutés. En lire plus 
Chacun a sa recette qu’il améliore avec le temps et en fonction des saisons. La mienne…, la mienne, …

- Votre soupe semble vous rendre rêveur, Michel. Vous êtes ému. Je vois aussi que vous soupirez.

Pourquoi Michel insiste-t-il autant sur la préparation de la soupe ? La soupe avait-elle un rapport avec la sédentarisation ou avec Michel personnellement ?

- … C’est sans doute la fumée, ou la vapeur, Euphrosine. … mais je ne crois pas, que ce soit l’art de ma soupe qui t’intéresse particulièrement.

…Tu regardes ma marmite, Euphrosine ! Elle te paraît très rudimentaire.

- Euh, plutôt, oui, Michel.

- Saches, Euphrosine, que depuis des temps immémoriaux, peut-être même avant la domestication complète du feu, la marmite n’a été qu’un trou dans le sol. Une alternative, très utilisée par les Nomades, est la poche de peau accrochée à quatre piquets.
Au début de notre installation ici, nous utilisions la marmite laissée par ma tribu. Je l’avais soigneusement laissé se « culotter » d’une bonne couche de gras de plus d’un doigt d’épaisseur. Son seul défaut, était son éloignement ; il fallait descendre, puis remonter longuement pour y accéder …

- Alors vous avez fabriquer une marmite ici. 

- Pas immédiatement Euphrosine. Nous avons d’abord utilisé un des trous qui servaient à la préparation de la parfaite boisson.
Malgré son éloignement, nous aurions pourtant continué à utiliser ma marmite. Elle était si bien « culottée ».
Mais il y eut cette crue subite …

- ... ?
- Tout commença par un effroyable amas de nuages …

- … Un vaste amas d'effroyables nuages,
Dans ses flancs ténébreux couvant de noirs orages,
S'élève, s'épaissit, se déchire ; et soudain
La pluie, à flots pressés, s'échappe de son sein ;
Le ciel descend en eaux, les fleuves débordés
Roulent en mugissant dans les terres inondées.
Pendant quarante jours, il plut sans discontinuer.

Virgile, pardonne-moi !

- C’est bien cela, Euphrosine ! Le chaume des bâtiments où nous abritions suintait. Tout le bas pays est resté sous les eaux.

- Puis, quand les eaux commencèrent à baisser, une colombe, puis un corbeau et une hirondelle passèrent au-dessus de vous.

- Comment le sais-tu, Euphrosine ?

- J’ai lu la légende de Gilgamesh, et aussi la Bible !

- Je comprends que le souvenir de ce déluge ait perduré jusqu'à ton époque, Euphrosine. Il est vrai qu’il fut, par certains côtés, pour nous, fondateur.

- … ?

- Tout avait été emporté, les roseaux, les arbustes, les arbres, les nids d’oiseaux et même mon trou-marmite « bien culottée » !
          Nous sûmes, quatre ans plus tard, que des tribus entières avaient été anéanties, notamment parmi les plus belliqueuses.

Quand la Nature jugea bon que les eaux devaient se retirer, pour nous prévenir, avec un grand arc-en-ciel, Elle nous envoya les oiseaux que tu as cités.
Muets et immobiles, devant cette désolation, nous n’étions qu’yeux écarquillés et profonds soupirs. Mais notre petite-fille …

- Votre petite fille  ! je ne comprends pas !

- Tu le comprendra plus tard. Euphrosine.
Notre petite-fille s’est avancée.
De son pas léger elle marcha dans cette terre visqueuse. Elle en avait déjà eu l’expérience, une expérience fâcheuse dans une tourbière,

- ??? J’imagine Michel, que vous m’expliquerez un peu plus tard l’épisode de la tourbière, comme tout ce qui reste en suspens ...

Le sourcil noir, puis le blanc remontèrent entraînant dans leur mouvement une apparition presque complète des iris mordorés. Je devais garder confiance

- Je te le promets, Euphrosine !  … mais cette fois, notre petite-fille s’amusait, elle piétinait, jouait, chantait et dansait sur place. Au fur et à mesure qu’elle dansait, elle s’enfonçait, la boue grisâtre formait progressivement des bottines autour de ses jambes.
Cette jeunesse, dans toute son exubérance joyeuse, nous ravissait. Nous étions tous transportés dans un insouciant présent.

- ...
- Tous ? pas exactement. Un vieux tout voûté prit un peu de la glaise formant les bottines et, pensif, la malaxa dans ses mains noueuses.

- ...
- L’arc-en-ciel brilla enfin ! Envoyé par la Nature, le soleil revint.
Le limon sécha. Certaines parties se craquelèrent plus que d’autres.
        À l’aide d’une omoplate d’urus trouvée dans un tas de déchets, le vieux récupéra un peu de ce limon au plus profond où notre petite-fille avait dansé. Il façonna cette mixture glaiseuse et posa ses ouvrages à sécher au soleil enfin retrouvé.
Chaque jour, de ses yeux blanchâtres, le vieux allait les scruter. Sa vue était tellement faible que souvent c’était plus de son nez qu’il testait la glaise séchée.
C'est après une de ces inspections que le vieux trottina vers nous tout joyeux. Presque redressé, il portait triomphalement une brique. Cette boue, et plus particulièrement celles, qu’en dansant, notre petite fille avait mélangée à de l’herbe et quelques plumes, … cette glaise pouvait être utilisée.
      Curieux de tempérament, il avait lui-même, encore adolescent, déjà fait les mêmes observations. Mais, nomade parmi les Nomades, il n’y avait trouvé à ces briques d’autre utilité qu’un … jeu de construction. Cette fois, avec une aide inespérée, son rêve pouvait se concrétiser …

Ces briques pouvaient être fabriquées à proximité et facile à transporter.
Le déluge, la glaise et  l'inventivité nous permit de construire nos logis agglomérés et de fonder notre village.
       Nos ancêtres avaient déjà construit des bâtiments en pierre, mais ces pierres, il fallait aller les chercher loin d’ici, les tailler et les porter, tout ceci demandait une énergie hors de nos vieilles capacités.

- Chercher à s’économiser, c’est déjà la voie de l’inventivité !

- … la nécessité crée l’inventivité, oui, Euphrosine !

- Vous venez de me parler d’une « aide inespérée », cette aide ferait-elle partie de votre Rébellion ?

- Elle a permis que cette rébellion existe.

- Elle a permis que de Rebelle, vous deveniez Conquérant. Mais quelle a été cette « aide inespérée » ?

- Celle des Illuminés !

- Qui sont ces Illuminés ?

- Ne t’en ai-je pas déjà parler ? Non ? Alors, je viens de commencer à le faire !
Ils ont fait partie de notre groupe.
L’existence d’un groupe fut primordiale, j’aurais l’occasion d’y revenir, plus tard.

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