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Publié par Jean-Pierre FORESTIER

 

 - Mais que fais-tu avec tes doigts, Euphrosine ?

- J’ai compté que c’est la neuvième fois, Michel, que vous remettez à plus tard le moment de vos révélations !

- C’est possible, Euphrosine. J’ai tellement à te dire ! Quand nous partagerons ma soupe, tu verras que tout s’éclaircira, .

Je me le tins pour dit !
Au déséquilibre alternatif blanc-noir de ses sourcils, il était évident que Michel, le Rebelle, n’était pas mécontent de faire durer son récit.
De mon côté, j’avais de plus en plus l’impression de m'enfoncer dans une énigme policière. Il n’y avait pas encore eu de meurtre, mais l’épisode de la chienne me laissait présumer qu’il y en aura bientôt un, voire plusieurs.

Plutôt qu’une tenue « safari » n'aurais-je pas dû revêtir l’habit de Sherlock Holmes ? ou mieux, pour m’adapter à la région, celui d’Hercule Poirot dans Meurtre en Mésopotamie ? Le ridicule de mes pensées me fit-il amorcer un sourire ?
Michel continua sans rondeur :

… Saches, d’abord, Euphrosine, que si j’avais été le seul Rebelle, je ne serais pas là devant toi, pour t’en parler ! 

- Il y eut ces Illuminés !

- Pas seulement, Euphrosine.

Les sourcils s’agitèrent pour m’indiquer que ce n’était pas le moment d’en parler.
Patientes, Euphrosine !

… Pour comprendre le sens du « Rebelle » que tu m’attribues, tu dois au préalable connaître le contexte de cette rébellion.

L’humble approbation de mon regard encouragea le suspect à poursuivre ses explications .  

- À quelle condition, Euphrosine, les tribus peuvent-elles de continuer d’exister ?

Je présumais que la question de Michel ne portait pas sur « vivre » (la première nécessité biologique d’un succès évolutif énoncé par le Professeur), mais vraisemblablement sur le deuxième : se reproduire.
J’orientais donc ma réponse vers la sexualité, celle que Michel m’avait déjà décrite, celle des Nomades :

- Des fécondations et les naissances strictement ordonnées …

- En te plaçant du côté de l’amour, tu n’es pas très loin, Euphrosine. Je vais t’aider.
Imagine une tribu, d’une centaine d’individus. Depuis des dizaines de milliers d’années, ils cheminent ensemble en suivant un immuable parcours.

- La tribu est parfaitement intégrée à la Nature, Michel, aussi bien pour les moments des fécondations que ceux des accouchements. Et pour une parfaite organisation, idéalement, ces accouchements devaient avoir lieu tous les quatre ans.

- « tous les quatre ans » c’est beaucoup plus qu’idéalement, Euphrosine !
La survie de toute la tribu en dépend. Mais la pérennité de cette tribu est soumise à une autre volonté de la Nature. Une funeste volonté !

- … ?

- Réfléchis un peu, Euphrosine. Tu viens de parler de fécondations 

Stimulée par deux sourcils en V, le noir interrogeant le blanc ou vice-versa, je donnais la bonne réponse : 

- Si une tribu restait isolée, la consanguinité mettrait sa survie en danger.

- … ?

- Dans une tribu génétiquement isolée, les enfants souffrent de malformations, ou meurent prématurément, les femmes sont moins fécondes, … C’est bien cela Michel ?

À partir de « malformations », le triste assentiment des deux sourcils m’indiqua que Michel avait compris mes argumentations génétiques.
Ayant montré que je savais réfléchir, et davantage que « un peu », j’ajoutais, un peu doctorale :

… Le Professeur ajouterait que sans la diversité génétique, comme un couperet, la sanction de l’évolution tomberait, et la tribu … disparaîtrait.

 

- Je dirais, Euphrosine, que nous connaissons, depuis toujours, l’impérative nécessité de se « mélanger ». Nous avons déjà abordé cette exigence, je crois, quand tu m’as parlé des Cheyennes. Tu vois, Euphrosine, comme je te l’avais promis, nous y voici.

D’un sourire, je fis comprendre à Michel que j’avais bien reçu le message m’encourageant à être patiente. Les « plus tard » auront leurs réponses … plus tard !

Me souvenant d’un autre livre que le Professeur m’avait fait lire pendant la préparation à ce voyage, je marquais de nouveau que je pouvais réfléchir :

- Du côté de l’anthropologie, Claude Lévi-Strauss montra qu'il existe une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui. »

- « donner », non, Euphrosine ! Non, ce ne sont pas des dons, mais des échanges de femmes qui sont la règle ! en Lire plus ...

… et comme exemple, tu pourrais donner celui des échanges que tu as toi-même cités.

- … ?

- Celui de l’échange, bancal, de chevaux contre des femmes Blanches ! Je dis bancal, car ce grand malin de Petit-Loup a proposé un échange de femmes contre des chevaux et pas, un échange de femmes Blanches contre des femmes Cheyennes !
      De plus, si j’ai bien compris, Euphrosine, les femmes Blanches volontaires ne se sont pas précipitées dans les bras de Petit Loup et de ses amis, la plupart ont été « échangées » contre leur gré.

- ...

- Il fut un temps où, chez les Nomades, des échanges étaient également arrangés. Des femmes devaient quitter leur tribu pour en rejoindre une autre. Il n’était nullement tenu compte de la volonté, ni même du consentement de ces femmes.

- Des mariages arrangés !

- Ces arrangements, Euphrosine, faisaient partie intégrante d’un traité d’alliance entre les tribus, souvent pour le partage de territoires de chasse …

- Ainsi, avant qu’ils ne soient arrangés entre les familles, les mariages étaient déjà arrangés entre les tribus !
Je connaissais ces règles chez les aristocrates, les bourgeois, les riches laboureurs et tous les Régnants.
Je comprends maintenant que ces règles étaient déjà appliquées par les Nomades du Paléolithique !
Les Régnants ont inventé la tribu, la tribu est devenue sociale. Soucieux de maintenir l’endogamie, les Régnants arrangent les mariages !
La femme qui s’oppose à cette règle, la femme qui choisit son époux en dehors de son milieu social, ou de sa tribu, … cette femme devient une
Rebelle.

- …

Michel sembla partir dans un de ses songes, était-il las de mes déductions formulées à hautes voix ?
La position des sourcils me permis d’opter pour des souvenirs personnels, et certainement sentimentaux.
Je laissais donc les songes s’estomper, pour mieux continuer par une question qui me semblait fondamental :

- Le consentement des femmes, Michel, serait-il un autre volet de la Révolution de l’Amour ? Vous, les Conquérants du Néolithique avez-vous instauré, inventé, le consentement des femmes ?

- Le consentement, oui, …

Michel ne sortait-il que maintenant, et doucement, de ses songes, ou hésitait-il ?

… pas seulement le consentement, Euphrosine, il fallait laisser la liberté complète du choix à la femme.
Dans la nature, n’est-ce pas la femelle qui choisit ? qui choisit son partenaire reproductif ?
Comment pourrait-il en être différemment dans une société humaine qui recherche réellement sa pérennité ?

-  Le choix des femmes est la clé de l’évolution.

- Il existe, Euphrosine, une alternative aux échanges de femmes, une alternative sans contrainte, une alternative qui donne toute liberté à la femme.

- Une alternative ? Quelle alternative, Michel ?

- Une alternative qui respecte l'obligation de ces  « mélanges », mais sans que les échanges de femmes ne soient définitifs. Il suffit, Euphrosine, que les tribus multiplient la bienveillance de la Nature.

- Multiplient ? de quelle bienveillance de la Nature s’agit-il ?

- C’est une très ancienne histoire. Peut-être que si je te la raconte, tu comprendras mieux.

- Je suis impatiente de la connaître, Michel !

- Une très grande chasse était organisée tous les quatre ans. Plusieurs tribus se rejoignaient pour rabattre, tuer et se partager une grande quantité de gibier.
Une tradition éternelle voulait que cette chasse coïncide avec des échanges de femmes. Mais cette fois ci … la révolte grondait. Plusieurs femmes refusaient d’être échangées, voire enlevées, contre leur gré. Elles ne voulaient pas quitter la tribu qui les avait vu grandir. Elles voulaient rester parmi leurs frères et leurs sœurs.  
Des rebelles de différentes tribus se rencontrèrent, l’une plus fulminante que l’autre. Les rebelles de toutes les tribus décidèrent de s’allier.
Elles accusèrent les hommes. Pourquoi n’était-ce pas eux qui étaient échangés ?
Les hommes, la plupart couraient le gibier tandis que la plupart des femmes préparait leur retour.

L’une des rebelles proposa une grève de l’amour.

- était-ce Lysistrata ?

- Notre histoire ne le dit pas.
Consultés, quelques vieilles et vieux s’interrogèrent : Comment préserver les tribus des fléaux de la consanguinité ? tout en laissant la liberté aux femmes de rester dans leur tribu de naissance ? L’absence de réponse à ces questions ne fit qu’amplifier la détermination des rebelles.

Les chasseurs revenaient.
Les jurons et les grognements devenaient de plus en plus sonores. Les hommes se rapprochaient.
À la tension de la chasse s’ajoutait l’ivresse du sang versé.

Un orage se préparait. Dans les cieux comme sur terre le chaos grondait.

Les femmes marchaient à la rencontre des hommes.
Les enfants se cachaient. Les vieux se taisaient.

Comme tu le sais, Euphrosine, les femmes sont craintes pour leurs mystérieux pouvoirs. Devant les rebelles, les hommes se paralysèrent, laissant tomber gibier et armes à leurs pieds.
Les femmes s’avançaient, vociférantes.

Quelques femmes étaient parmi les chasseurs. Aussitôt qu’elles comprirent le sens de la rébellion, elles hurlèrent encore plus fort que leurs sœurs. Leurs armes portées bien haut à bout de bras, ajoutant à la confusion, en quelques vives enjambées, elles rejoignirent le front de la rébellion.

Dans les cieux comme sur terre, l’orage lançait ses éclairs.

Le choc était imminent.

Un grand arbre séparait encore les belligérants de cet étonnant affrontement. L’orage redoublait. Un éclair frappa. L’arbre brûla.
À leur tour, les femmes furent immobilisées.

Miraculeusement, l’arbre encore brûlant reçut de nouveau la foudre.
Cette fois, de l’arbre majestueux, il ne resta que le tronc et deux moignons des branches supérieures.
Les fumées qui s’échappaient de la colonne rougeoyante formaient une robe mouvante.

Plus puissante que le tonnerre, la voix d’une Dame s’éleva d’au-dessus des deux branches encore fumantes.

Tous, femmes comme hommes par la peur furent pétrifiés.
Tous entendirent distinctement la révélation de la Nature.

« Seule la loi de la Nature, femmes comme hommes, vous respecterez.
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche
 »

  La gloire de la Nature était comme un feu dévorant le sommet de l’arbre.

Les femmes comme les hommes dirent :
« Nous ferons tout ce que la Nature a dit, et nous obéirons. »

Nouveaux éclairs, nouveau tonnerre.
Nouveau silence. Toutes et tous retenaient leur souffle.
Nouvelle voix, plus rauque, plus péremptoire :

« L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche.
Voici la loi de votre nouvelle alliance avec la Nature : vous laisserez la Nature multiplier ses bienveillances ! Ainsi les femmes retrouveront la liberté de la Nature.
 »

     Comme le tonnerre, la voix s’apaisa et donna son ultime commandement :
« Par une élévation spirituelle la Nature multipliera ses bienveillances. »

Nouveau silence
D’une voix que seules les femmes entendirent, la Dame à la robe fumante révéla la fabrication de la boisson d’élévation spirituelle.

- … !

La bière était la mystérieuse « boisson d’élévation spirituelle » révélée aux femmes ?

Le récit mythique était terminé, la révélation était accomplie, mais je ne savais toujours pas comment les femmes pouvaient être libres en laissant la Nature multiplier ses bienveillances !

Michel répondit à l’incrédulité de mon regard.

- Il suffit, Euphrosine, que de nombreuses tribus se regroupent en même temps, en un même lieu, comme lors de cette ancienne chasse, ou comme … ici.

- En multipliant le nombre de tribus, les possibilités d’échanges de femmes s’en trouvent multipliées, mais ce sont, Michel, toujours des échanges de femmes ! Sans qu’elles soient davantage consentantes !

- Je crois que tu ne m’as pas très bien compris, Euphrosine.

- … ?

- La Nature nous offre une possibilité de de multiplier les échanges de femmes sans qu’ils soient définitifs.

Le sourcil noir se haussa pour prendre la mesure de ma supposée niaiserie.

- Je ne comprends toujours pas, Michel. De quelle multiplication voulez-vous parler ?

- La même que celle pratiquée pour des échanges de femmes, sauf que la femme, si elle le souhaite, ce qui est le plus souvent le cas, …

Si Michel utilisait un ton parfaitement narratif, la dernière partie, celle avec « le plus souvent le cas », avait été prononcée une certaine émotion. Après un soupir, il continua :

… Si elle le souhaite, la femme peut rester dans leur tribu de naissance, entourée de sa famille, de toutes ses amies, amis ; et surtout chaque femme peut rester avec son compagnon. N’est-ce pas plus simple, Euphrosine ? et ainsi « les femmes retrouverons la liberté de la Nature »

- … ?

- Obéissant à l’injonction de la Dame à la robe fumante, les tribus organisèrent le premier Grand Rassemblement.
Je crois que tu commences à comprendre, Euphrosine, comment la Nature peut multiplier sa bienveillance.

- Je l’entrevois, mais je vous avoue, Michel, que je rencontre quelques difficultés à m’imaginer la pratique de ces « mélanges ».

- … !

- … ?

- Des difficultés ou des … fantasmes ? Laisse-toi aller, Euphrosine. Cette façon d’éviter la consanguinité nous est simplement dictée par la Nature.

- Je veux bien, Michel, que ce soit la Nature ? …. Mais … Vos Grands Rassemblements, … comment se passaient-ils ? en pratique ?

- Essaie de les décrire, Euphrosine. Je compléterais.

- Bien, Michel ! Je veux bien essayer.

- Je t'écoute, Euphrosine.

- J’imagine les femmes, proies spontanément offertes

Avais-je trop lu Simone de Beauvoir ?

… alignées, ou en troupeaux. Les hommes font leur choix, …

- Je me doutais un peu de ta réaction. Je continue pour toi, Euphrosine. Des hommes grands, au poitrail large et velu. De courtes bagarres, viriles mais correctes. Les femmes retiennent leur souffle. Les vainqueurs prennent chacun une femme sous le bras, ou même, n’est-ce pas, ils la tirent par les cheveux ?
 La femme piaille un peu, pour la forme.
Les « couples » disparaissent pour s’égailler dans les sous-bois !
N’est-ce pas ainsi que tu le vois, Euphrosine ?

- Euh ! Oui. Plus ou moins …

- … ?

- Euh, non … pas du tout, Michel.

- Oui ? ou non ? plus ou moins ?

- Oui, mes « fantasmes », vous les avez plus ou moins bien imaginés. Ils ne sont que la réminiscence de ma culture bourgeoise !

Je m’abstenais d’ajouter : « et mes lectures d’auteures féministes » !

Elle même calquée sur les clichés du XIXème siècle, à une époque où le Régnant a été le plus ouvertement patriarcal, et la femme la plus infantilisée.

    Non, car même si près de dix mille solstices d’été nous séparent, vous et moi, Michel, c’est extrêmement peu au regard de l'âge de l’Humanité. Nous sommes pareils à vous.

Chez les humains comme pour la plupart des espèces sexuées, présentes dans la Nature, leur succès évolutif est fonction du choix de la femelle.
« Plus ou moins » chez les humains, je vous l’accorde, mais le principe reste vrai !

Michel m’écoutait-il ? Les sourcils s’étaient progressivement rabattus, maintenant il semblait s’intéresser plus à sa soupe qu’à mon autocritique !
Je me tus et attendis

- Je t’écoute, Euphrosine. Je pense que la soupe sera parfaitement mitonnée quand arrivera le moment où je pourrais tout te révéler.

- Me révéler contre qui, contre quoi, vous avez été un Rebelle !

- Exactement, Euphrosine, mais ne souhaites-tu pas au préalable que je te décrive les Grands Rassemblements, dans leurs réalités rituelles.

- …

Je me répétais pour la n-ième fois que la première qualité d’une Grand reporteur était de savoir écouter, patiemment.

- Toutes les tribus sont déjà arrivées, chacune s’est établie à son habituel lieu de campement. La bière a commencé à être préparée.
Le moment approche où le jour est exactement égal à la nuit.

- L’équinoxe d’automne ! le moment des fécondations ! Une année sur quatre !

- Exactement, Euphrosine. Les rituels commencent. Les tribus se rapprochent du centre sacré du Grand Rassemblement.

- … ?

- C’est par un arbre ébranché que nous honorons la Dame à la robe fumante …

- La fondatrice des Grands Rassemblements.

- Nous gardons la naissance de deux grosses branches qui se séparent du tronc un peu plus haut que trois hauteurs d' homme.
Les plus belles de nos haches, sont utilisées pour ces ébranchages ; après ce rituel, ces haches deviennent sacrées et elles n’auront aucun autre usage. C’est notre façon de les consacrer. Sacrées, elles deviennent des haches d’apparat.

     Grand Rassemblement après Grand Rassemblement, l’arbre est retaillé. Taille après taille, la jonction des deux branches épargnées gonflent au-dessus du tronc, et nos haches deviennent de plus en plus sacrées.

- Ces deux branches, Michel, ne forment-elles pas une sorte de tête ?

les piliers en T du site préhistorique de Göbekli Tepe  seraient-il des copies en pierre d'un arbre ébranché ?

 

- Une tête humaine ? ou divine ? oui, Euphrosine, l’ensemble tronc et tête représenterait un humain, ou une divinité.
C’est également ce que je croyais, mais mon épouse y voyait plutôt des symboles.

- Lesquels, Michel ? Je suis curieuse de connaître un avis féminin.

- Pourquoi, Euphrosine, les Grands Rassemblements ont-ils été créés ?

- Pour diversifier le patrimoine génétique !

- Pour "diversifier le patrimoine génétique" il faut se « mélanger » ! Pour mon épouse, Emma …, le croisement, entre la partie levée fécondante et la partie supérieure réceptrice, représenterait ce "mélange", plus exactement l’acte sexuel conduisant à la fécondation .

Voir Croix, chapiteaux et vulves

... si je reprends la symbolique suggérée par mon épouse, la jonction des deux branches gonflées au-dessus du tronc de l’arbre devient aérienne et place symboliquement la vulve vers le plus éthéré et le plus mystérieux de la Nature.
     La fécondation et l’enfantement ne sont-ils pas ce que la Nature a conçu de plus mystérieux ?

- Certainement, Michel !

- …

Je ne pouvais que m’incliner devant la finesse de cette interprétation qui rapprochait la femme du divin.

- Pourrais-je voir cet arbre ébranché ?

Cette question était portée par la curiosité, mais j’espérai aussi marcher un peu, quitte à monter et descendre des échelles, car je commençais à m’ankyloser sur mon tabouret à trois pieds.

- Il est dans l’enceinte sacrée, en dehors des Grands Rassemblements, nul n’est autorisé à y pénétrer. De plus, Euphrosine, la Nature reprend ses droits et recouvre rapidement le pilier en T de feuillages protecteurs. Si un impie venait à les approcher, il ne verrait qu’une masse verte tremblante au vent.
        Bruissements de feuillage que certains, ou certaines, savent interpréter.

- ... ?

- C’est Emma qui en les écoutant avait anticipé ta venue, Euphrosine. Selon les frémissements particuliers des feuilles, une femme du futur viendrait me faire témoigner de tous ces événements extraordinaires auxquels nous avons assisté et, en partie, participé.
Vois-tu, je décline de jour en jour et je craignais de mourir avant que tu ne viennes me rencontrer.

- … !

Voici pourquoi Michel n’avait pas été surpris de ma visite !
Ainsi Emma était un peu chamane, un peu devineresse !
Sans me laisser le temps d'intégrer les dons de son épouse, Michel reprenais les descriptions qui lui tenaient tant à cœur. 

- Si nous revenions aux rituels. N’est-ce pas, Euphrosine ?

- Avec plaisir, Michel.

- Nous en étions au premier jour, les tribus restent séparées les unes des autres.
Par chaque brassée de plantes odorantes jetée dans le feu central, chaque tribu signe son identité par différentes fumées.
Selon le rituel, tous, tous ensemble, nous chantons. Nous récitons plus que nous chantons !

- Que récitez-vous ?

- En vérité, c’est assez difficile à décrire, Euphrosine ! Chaque tribu, à son tour, chante un récit, l’histoire de son héros, dans un langage ancien, peuplé de nombreuses onomatopées.

- Cela ressemble à ce que certains, Michel, appelleront l’expression collective des mythes !

- … ? Tous, ensemble, sur un ton monotone, nous reprenons syllabe après syllabe.
Même quand c’est le tour de ma tribu, bien que je connaisse le sens général, je ne comprends qu’un mot de temps en temps. 
C’est le rythme, ce rythme égal et lent qui doucement nous pénètre. Bientôt nous récitons-chantons instinctivement, en piétinant en cadence, parfois en nous déhanchant. 

- … ! Je crois connaître Michel, l’utilité de ces rituels. Ils ont été décrits par des savants de mon époque.

- Leurs opinions m’intéressent, Euphrosine, Peux-tu me m’en dire plus ?

- Au sein d’une tribu tout le monde se connaît. Mais dans un grand rassemblement comme le vôtre, la plupart des participants sont des étrangers les uns pour les autres. À peine se souviennent-ils s’ils se sont croisés quatre ans auparavant.
 Les rituels permettent que ces rencontres se fassent sans heurts.
Par ces rituels, tous, tous les membres de toutes les tribus, deviennent unis dans une même communauté.
Absorbés par ce rituel, tous, femmes et hommes ne font plus qu’un seul peuple, un peuple qui suit les mêmes règles sociales. Ces rituels permettent à chacun de devenir confiant envers son voisin.

S’il existait des contentieux, entre certaines tribus, les rituels les éclipsent.
La sociabilité des humains est une des clés de son succès évolutif, les rituels en sont la forme.

Ce sont aussi, pour reprendre les mots de Yuval Noah Harari « des histoires inventées par nos ancêtres pour légitimer les normes sociales et les structures politiques » des Régnants, voir Fictions et Ordre surnaturel.
Mais cette polémique n’était pas de propos

- C’est certainement cela ! Ajoute, si tu veux bien, Euphrosine, que le rythme de ces piétinements anticipe la phase ultime des Grands Rassemblements.

- … ?

- C’est l’interprétation qu’en faisait de mon épouse, je t’en parlerais plus tard, quand le moment sera venu.

Je retenus un sourire à l’annonce de ce n-ième « plus tard » !

Si les rituels sont ces chants scandés, ils prennent aussi la forme d’une corne remplie de bière.

- ... ?

- Tous ensemble nous levons les cornes de bière, ensemble nous la buvons!

- ... ?

- Ensemble nous la buvons, entre chaque apologie des héros légendaires de nos tribus.

- Si je me souviens bien, Michel, plus d’une dizaine de tribus sont rassemblées ! Cela fait beaucoup de cornes de bière !

- Ce sont souvent plus d'une vingtaine de tribus, Euphrosine, qui communient ensemble pendant les Grands Rassemblements. 
Les cornes de bière n’ont qu’une faible contenance mais elles nous amènent tous, progressivement vers la même élévation spirituelle !

- Ce que certains qualifieraient d’ébriété collective !

- … ? Ainsi, Euphrosine, finit le premier jour. .

- C’est le deuxième jour que vous vous … « mélangez ».

- Oui, Euphrosine, mais pas immédiatement, au moins pas au sens où tu le sous-entends !

- … ?

- … ?

- Le deuxième jour est semblablement dédié aux chants et aux fumées odorantes. Mais les tribus ne sont plus séparées.

Le chant est celui du récit fondateur des Grands Rassemblements, celui que je viens de te conter. Ensemble, nous formons un cercle mouvant, autour de l’arbre de la Dame à la robe fumante.

Culte de la Dame à la robe fumante ou Fête de la bière ?

 

Selon le rituel,, chaque femme doit veiller à n’être entourée que d’hommes appartenant à d’autres tribus que la sienne. Et après chaque chant répété, et chaque corne de bière tintée, les voisinages doivent s’inter-changer.
Voilà quel est le "mélange" du deuxième jour, Euphrosine !
Comme tu l’as fort bien expliqué, liés ensemble par le rituel, ces voisins inconnus deviennent aimables. Ce qui permet déjà d’amorcer quelques premiers rapprochements.

- Que la boisson « d’élévation spirituelle » doit largement faciliter !

Ces nombreuses cornes de bière semblent n’être que la seule « épreuve » des Grands Rassemblements de Michel.
Dans d’autres cultures,
… Lire plus

- C’est au troisième jour, Euphrosine, que commencent les mélanges, ceux pour lesquels les Grands Rassemblements ont été créé.

- Les Grands Mélanges qui diversifient le patrimoine génétique !

- Au préalable, Euphrosine, c’est dans le religieux et le sacré que tu dois te replacer.

- … ?

- Dans les échanges de femmes proposés par Petit Loup à Ulysses, ne m’as-tu pas rapporté des préparations rituelles pour les femmes, comme celles de s’accroupir pour se parfumer ?
Tu te souviens aussi, Euphrosine, que dans le grand feu qui éclaire la nuit au milieu des tribus rassemblées, chacune jette une brassée d’herbes parfumées.

J’approuvais du regard.

Leurs fumées montent vers le ciel ! Ces fumées odorantes nous relient tous, collectivement au plus éthéré de la Nature !

Pour les « anciens » ces fumées étaient la nourriture des dieux. Permettaient-elles aux mortels qui les respiraient de se sentir plus proches des dieux, si ce n'est leurs égaux ?

... Le troisième jour, par des fumées aromatisées, c’est dans son intimité que chaque femme se laisse imprégner.
Dépositaire du plus secret et du plus sacré de la Nature, chaque femme devient une intermédiaire entre la terre nourricière et le ciel éternel.

-  À mon avis, Michel, s’accroupir ainsi, baignée par les fumées, c’est aussi faire preuve d’une bonne hygiène. Les Égyptiennes procédaient régulièrement ainsi …

- Chacun, Euphrosine, a sa propre représentation des mystères et de la puissance de la Nature !

- Une fois la femme sacralisée par les fumées, j’imagine que les « mélanges » peuvent commencer !

- Ils commencent par des rituels préliminaires.

- … ?

- … des rituels amoureux, Euphrosine. Veux-tu que je te les décrive aussi ? tu conviendras ensuite de combien la réalité est éloignée de tes fantasmes !

- …

J’ouvrais les avant-bras en signe d’approbation

- Ce sont d’abord quelques gestes de séduction, plus ou moins innocents, plus ou moins inconscients. Plus que des gestes, ce sont des attitudes guidées directement par la Nature, et aidées par les élévations spirituelles.

- Celles des cornes de bière !

- Faire tinter sa corne de bière, avant d’en boire son contenu, fait partie intégrante des rituels.
     Selon de mystérieux flux et reflux, une femme est proche d’un homme, puis d’un autre.

- ... ?
Quand je dis proche, Euphrosine, il s'agit de proche dans l'espace visuel de chacune ! Pas davantage !

Ce même rituel ne se retrouvait-il pas dans les bals mondains, ceux des Régnants ?

Il ne manque que le carnet où chaque danseur et danseuse écrivaient soigneusement le nom de chaque cavalier, ou cavalière, qui selon la bienséance devait être différent à chaque danse.
Si les verres en cristal ont remplacé les cornes, les boissons alcoolisées ne participent-elles pas de détendre l’ambiance de ces bals ? et faciliter les rapprochements ! d'abord visuels !

… Les flux s’inversent et se multiplient au gré des cornes de bière. 
Quel que soit les flux, il arrive toujours un moment où une trêve s’installe : les femmes se retrouvent alors entre-elles.

Une corne de bière à la main, elles psalmodient la loi d’alliance ordonnée par la Dame à la robe fumante « laissez la Nature multiplier ses bienveillances ! et les femmes retrouverons la liberté de la Nature »

Les femmes échangent entre-elles brièvement leurs impressions, et promptement se partagent les hommes qui sont dans leur périmètre.
Ces choix sont rarement celui que les hommes auraient fait ! Les hommes s’en accommodent très bien ; N’est-ce pas la loi de la Nature ?

Naturellement, les femmes choisissent ! Les femmes choisissent naturellement.
Plus que le consentement sur lequel Michel avait insisté précédemment, je retrouvais ici la puissance des femmes dans le succès évolutif, tel que l'a décrit Charles Darwin.
Par leur « discernement », par leur « goût » et par leur « volonté », j’ajoute à la liste de Darwin : "par leur choix amoureux", les femelles ont amélioré la « sélection naturelle » par une sélection sexuelle d'une remarquable efficacité .
Voir le choix de femelles

Dans l'évolution la sélection appartient aux femelles.
voir
genetic'amor

Loin de mes considérations biologiques, le ton de Michel devenait plus personnel :

... Les critères féminins de choix sont aussi mystérieux que … variés … ; c’est une autre histoire, que j’aurais l’occasion d’illustrer.

- Cette variété permet la diversité des populations humaines. Je suis prêt à écouter votre « autre histoire », Michel.

Au ton du sensible vieillard, j’avais pensé qu’une illustration personnelle était imminente, et bien non, ce sera pour :

- Plus tard, je te le promets, Euphrosine.

Je continue d'abord à te décrire le rituel des Grands Rassemblements :
La femme prend la main de l’heureux élu du jour et l’entraîne …

- Au-dessus du ciel. J’ai bien compris, Michel.
Vos jeux de séduction sont tellement classiques qu’ils n’incitent guère à l’éveil de fantasmes, … sauf, bien entendu, celui de renouveler ces jeux, tous les jours, avec un nouveau partenaire !

- Tous les soirs, et pendant quatre lunes.
Ce renouvellement des partenaires fait partie des rites.

- … qui permettent de diversifier le patrimoine génétique, n’est-ce pas le but recherché ?

- Il faut en ajouter un autre, Euphrosine. Pendant quatre ans, la seule possibilité pour les couples était de faire l’amour : « autrement », …

- Autrement ?

- Ne t’en ai-je pas déjà parlé ? Non ?

- Je dois vous le rappeler si vous oubliez !

- Pendant les Grands Rassemblements, la sexualité acquiert une dimension sacrée.
Pour satisfaire la Nature, la fécondation doit être un plaisir, une volupté et une réciprocité.

- Je suis heureuse de vous entendre parler de réciprocité !

- .... ! Ce mystérieux plaisir, Euphrosine, est la fois la sublime signature du plus merveilleux de la Nature, et la plus élevée des offrandes qui puissent lui être faites. Au paroxysme du plaisir la femme doit accéder au plus éthéré du ciel.

- Chez vos descendants, ces « offrandes », sublimes et sacrées accompagneront le culte de Cybèle. Chez vos voisins, en Mésopotamie, le culte d’Ishtar ; et en Égypte, celui d’Hathor - Que Cybèle, Ishtar et Hathor soient glorifiées ! même si je ne les connais pas.

- Au sublime de ce plaisir, mon épouse voyait bien davantage qu’une offrande, mais également, comme dirais-je : une « préparation » envoyée par la Nature

- … ?

- Pour Emma, disais-je, le plaisir féminin prépare le corps de la femme, à l’accouchement

- … ?

- La cadence des piétinements pendant les rituels des premiers jours en est le préambule.

Les deux sourcils m’indiquèrent que, comme promis, Michel revenait sur ce sujet.

Ensuite, le plaisir s’associe à des mouvements de son ventre et de tout son corps.

Au paroxysme, les ahanements de la femme deviennent ceux qui rythmeront les contractions précédant l’accouchement.

- ... ?
- Emma avait même une expression que je te livre : « Mieux tu jouiras, mieux tu enfanteras ! »

- Cette aphorisme aurait pu être reprit par Ovide pour la poésie et Gallien pour la physiologie.

Par la pensée, je convoquais aussi la psychanalyse de Jacques Lacan (en Lire plus ...)  mais ce n’est ni sur la biologie ni sur la physiologie que je fis une remarque.

- Si les « rapprochements » perdurent à mon époque, ils ont hélas perdu leur caractère sacré. Une communion dans l’orgasme ne fait plus de nous des égaux des dieux. Il reste heureusement le plaisir partagé, donné ou offert. Mais ces rapprochements ce sont le plus souvent réduits à une simple performance sexuelle ; dont l’échec répété peut être ressenti comme une infériorité.

D’un mouvement de tête un peu désabusé, j’encourageais Michel à continuer.

- Une fois chacun réuni de nouveau à sa tribu, les deux époux peuvent, après les Grands Rassemblements, avoir des relations « naturelles » pendant trois ou quatre lunes, parfois plus.

Quelles pouvaient être ces « relations naturelles » ? Bien que je commençais à en avoir une idée, elles s'ajoutaient aux nombreuses questions qu'il me restait à poser.

... Certains disent que c’est pour alimenter le futur bébé, mais Emma n’y croit pas.

- En effet, que dit-elle, euh, pardon, … que disait votre épouse ?

- Selon Emma, cette recherche du plaisir partagé, entre époux, est une poursuite de la préparation du futur accouchement, ainsi que de lier le couple pour assurer la survie du futur bébé … même si, ensuite ces liens devront être renforcés « autrement ».

« autrement » semblait s’opposer à « naturel ». En attendant d’en savoir plus ; j'ajoutais une question :

- Et quelle considération votre épouse avait-elle de la jouissance masculine ?

- Je lui ai aussi posé cette question ! Selon Emma, fine observatrice, dans l’amour en couple, la plus grande jouissance que ressent un homme, ou au moins la plupart d’entre eux, c'est la fierté. Principalement, la fierté.

- La fierté ?

- Oui, Euphrosine, la grande fierté à avoir réussi à faire atteindre à sa partenaire le plus éthéré du ciel.

- Fierté ou vanité ?

Harry rencontre Sally !

La fameuse scène où Sally simule un orgasme devant Harry, alors qu'ils déjeunent dans un restaurant,
n’a-t-elle pas été provoquée par la prétention d’Harry d’être un bon amant ?

Avec fierté, il en donne pour preuve les ahanements de sa partenaire.

Pour toute réponse Sally simule un orgasme qui est entendu, avec amusement ou intérêt, par tous les clients de chez Katz's Delicatessen.

Si une amante simule un orgasme n’est-ce pas pour flatter la vanité, ou la fierté, de son amant ? Le flatter ou l’encourager ?

- Fierté ou vanité ? Peut importe, par cette jouissance qu’il a provoquée, l'homme sait, inconsciemment, qu’il a ainsi facilité le futur accouchement. Il peut espérer ainsi que sa descendance soit assurée . C'est ce que disait Emma.

- Multiplier les copies de son ADN n’est-il pas objectif fondamental de tout être vivant ? L’Évolution aurait ainsi sélectionné les hommes qui sont fiers de faire jouir leur partenaire !   

La vanité serait devenue, au moins pour l’homme, une qualité !

- Probablement, Euphrosine. Emma jugeait cette fierté comme déterminante pour le couple et, par extension, pour toute la tribu.
Je reviens aux Grands Rassemblements.
Pour la femme, le rituel a commencé par ses fumigations sacrées. Une fois fécondée, elle commence à vivre une religion intérieure, dont l’aboutissement sera la création, dans la douleur cette fois, d’un nouvel être humain.
La femme créatrice de la vie devient l’égale des esprits les plus mystérieux de la Nature.

- La femme déifiée ! avec le temps, s’est évaporée !

- Ce moment marque aussi le début de notre année.
Le futur enfant commence son existence dans l’obscurité du ventre de sa mère quand parallèlement, nous, les humains, entrons dans la période sombre de l’équinoxe d’automne.

Je répétais seulement :

- La femme déifiée s’est évaporée !

 

Puis nous partîmes tous les deux dans de mystérieux songes.
Dans les dédales des miens, j’associais confusément certaines émotions de Michel, avec la soupe et la femme déifiée. La question que je posais était-elle le prolongement de ces associations de mon subconscient ?  

- Si vous le voulez bien, Michel, revenons aux Grand Rassemblements, plus d’un millier de personnes étaient rassemblées, il fallait les nourrir ! …

- Bien entendu, Euphrosine !

- Les femmes préparaient les soupes. Déjà les femmes aux fourneaux !

Pourquoi avais-je lancé cette exclamation ? étais-je, plus que je ne le croyais, influencée par un certain féminisme agressif de mon époque ?

- Encore un de tes a priori. Tu les multiplies, Euphrosine ! Je t’accorde que la soupe est importante, mais elle n’est pas sacrée …

- « La femme, maîtresse du mystère de la fécondité, l’est également dans l’art du brassage de la bière », je n’ai pas oublié, Michel.

- Si la préparation de la bière est sacrée, la soupe, Euphrosine, est seulement un art. Ceux qui le maîtrisent le mieux la prépare, qu’ils soient des femmes ou des hommes. Pendant les Grands Rassemblements, il y a même une émulation entre les meilleurs cuisiniers, chacun a son secret, comme moi pour cette soupe que je te ferais bientôt déguster.
Il est vrai, et je te l’accorde, que ce sont surtout des femmes qui sont en compétition, mais également certains jeunes hommes. Ils peuvent être de piètres chasseurs aux épaules étroites et au torse glabre, … mais qui retrouvent un certain prestige avec leur soupe. Son fumet a parfois le pouvoir d’attirer de loin une certaine … gent féminine !  

En effet, Michel avait des épaules étroites, quant à son torse, je n’eus pas l'occasion d'en vérifier la pilosité !

- … ! Ne serait-ce pas, Michel, votre propre expérience que vous décrivez ?

- Comment l’as-tu deviné, Euphrosine ?

- À votre émotion, Michel ! À votre émotion à parler d’une « certaine gent féminine » …
Déjà, au début de l’interview, parler de votre soupe vous avait rendu rêveur. Vous n’aviez pas soupiré, mais presque.

- Tu me vois, Euphrosine, comme un fondateur de la Sédentarisation ? Tu me vois comme un Rebelle. Je crois qu’il est tant que je te parle davantage d’Emma. Alors, commençons.

J'allais enfin connaître l’« autre histoire » ? Mon subconscient ne m’avait-il pas trompé ?

... C’est guidée par le fumet de ma soupe, que s’approcha celle qui allait devenir mon épouse.
Emazte matxinoa ... Emma s’approcha.
En vérité, dans le flou de la multitude, j’avais déjà remarqué la grâce de ses mouvements. Mais elle ne fit que s’approcher. Comme si elle hésitait, et sa soupe elle alla la consommer plus loin, puisée dans une autre marmite.

- … !

- En buvant cette soupe, son regard était sur moi.
Elle m’observait, faussement cachée derrière son bol en bois. Cette soupe, elle mit longtemps à la boire, comme si elle voulait faire durer ce moment. À chaque fois que je la regardais, nos yeux se croisaient…J’étais ébloui …
 Mais, tu … Mais tu souris, Euphrosine !

- Évidemment que je souris,

- Je ne vois pas où il y a matière à sourire, Euphrosine !

- Je n’ai pas voulu vous offusquer, Michel.

- …

Le sourcil blanc s’était tellement rapproché du noir que je crus à l’imminence d’une échauffourée inter-sourcillère  ! Je repris de ma voix la plus suave :

- Je présume, Michel, que le lendemain, c’est à votre propre marmite qu’elle est venue boire. Elle a peu parlé. Elle est restée peu de temps et vous a à peine regardé. Vous en étiez un peu déçu, frustré, mais en partant, après quelques enjambées, ou plutôt juste avant d’être absorbée par la foule, elle s’est retournée et vous a lancé un regard appuyé, qui vous a divinement réconforté.
Et le jour suivant, elle est revenue.

- Tout à fait juste, Euphrosine, comment as-tu deviné ?

- Voyons, Michel, c’est la parade amoureuse utilisée depuis toujours par la gent féminine : tourner, de plus en plus près, autour de l’homme qu’elle a choisi ….
« Le jour suivant » c’est le moment où la femme s’attend à ce que l’homme commence à lui parler.

- C’est bien ce que j’ai fait, Euphrosine ! timidement, car elle était resplendissante ... son allure solaire ... ses cheveux captant le moindre reflet de lumière ... ses yeux gris vert doré, depuis le centre vers la périphérie … son regard brillant d’intelligence … et … et moi, ... la soupe dont j’étais si fier m’est apparue si dérisoire.

Je m’apprêtais à faire remarquer à Michel que s’il avait été ébloui par le regard d’Emma, celle-ci dû l’être pareillement par le clair irisé des yeux du maître-soupier. Je m’abstins de cette remarque qui aurait pu être considérée comme un peu trop personnelle.

- N’est-ce pas la femme qui choisit, Michel ? N’est pas la « liberté de la Nature » ?

- …

- N’est-ce pas à Emma à laquelle vous pensiez quand vous avez dit que « Les critères féminins de choix sont aussi mystérieux que variés » ?

Je réalisais alors, alors seulement, que c’était la deuxième fois, en peu de temps, pour les Grands Rassemblements et maintenant, que je n'avais pas laissé à Michel le plaisir de raconter des parades amoureuses. Je n’en étais pas très fière : d’une part j'avais contrarié le romantique vieillard et d’autre part j'avais montré, de nouveau, que je n'étais pas une Grand reporteur, celle qui écoute au lieu de parler.
Penaude, j’abrégeais ... 

Et vous vous êtes épousés !

- Emma n’était, évidemment, pas de la même tribu que moi. Pour que nous formions un couple, il fallait procéder à un échange de femmes.

- Un échange consenti ! Vous y avez fait allusion quand nous avons parlé des mariage arrangés.

- Même un échange consenti doit être négocié.
Son frère, un peu rugueux de tempérament, s’en chargea avec un de mes cousins (nous sommes tous plus ou moins cousins dans une tribu !). Nous avons eu beaucoup de chance car une de mes « cousines » était, comment dirais-je, tomber en amour pour le frère de ma promise, et avait partagé avec lui tout le Grand Rassemblement, alors que le rituel ….

- … pour l’enrichissement du patrimoine génétique, Michel, la règle est la multiplication des partenaires.
Donc la négociation se présentait très bien pour vous, ce n’était qu’un simple échange entre deux tribus.

- Même si l’issue en est connue à l’avance, une négociation d’une telle importance, se doit d’être longue et … rythmée par le tintement de nombreuses cornes de bières. Ces tintements participèrent à adoucir sensiblement la rugosité de mon futur beau-frère.
À la première corne, s’échangèrent de la viande boucanée contre du poisson séché. Banalités.

Avec les cornes de bière suivantes, des pointes de flèches changèrent de mains. Je dois avouer que les nôtres étaient de moindre facture ; il fallut que nous en donnions davantage que nous en recevions.

Je percevais dans l’évaluation de la qualité de ces flèches les prémisses du commerce et de la confiance réciproque qu’il requiert.

- ...

- Le nombre de cornes de bière prit son envol pour la négociation suivante, la plus conséquente, l’échange …

- L'échange des femmes !

- L’échange des deux femmes était d’évidence, Euphrosine. L’échange capital est celui des haches de pierre.

- Celles qui sont utilisées pour mettre en forme les arbres ébranchés et les graver !

- Absolument pas ! Ne t’ai-je pas dit, Euphrosine, que ces haches étaient consacrées, elles ne peuvent plus être échangées !

Un peu confuse de cette « erreur » involontaire, je voulu montrer à Michel que j’avais quelques connaissances en haches préhistoriques :

- Des haches de pierre polie ?

- Celles échangées n’étaient qu’en pierre taillée. Il est vrai que depuis que nous sommes des Sédentaires, nous faisons des essais de polissage, mais quand mon épouse m’a rejoint … Mais comment, Euphrosine, as-tu deviné nos projets de hache de pierre polie ?

- Je ne peux que vous y encourager, Michel. La hache en pierre polie deviendra un des chefs-d’œuvre du Néolithique.

- Je te remercie de tes encouragements, Ichar tse’irah chèrasetah, mais qui sais tellement de chose.

Si j’en savais beaucoup sur les haches en pierre polie, j’ignorais encore tout de la rébellion de Michel. Je relançais mon interview sur ce sujet

- Ce n’est pas contre le rituel de l’échange des femmes, Michel, que vous avez été un Rebelle.
Emma a rejoint votre tribu avec la bénédiction de toutes les communautés.

- …

- …

J’avais été trop directe. Je laissais au vieil amoureux le temps de répondre

- Emma a rejoint ma tribu ... pour notre bonheur ... pour mon grand bonheur ... un bonheur qui a duré longtemps mais trop peu de temps. 

- …

- Tu as raison, Euphrosine, je parle. Je radote même peut être un peu. Je suis très vieux, tu sais. Pour respecter l’ordre des Nomades, je devrais être mort depuis longtemps. Mais il me semble que tu parles aussi et que tu connais déjà beaucoup de choses.

- Je parles mais surtout, je vous écoute, Michel.

Disons que je devrais plus écouter et moins y ajouter mes raisonnements !
« mort » ! pourquoi Michel devrait-il « être mort depuis longtemps ». Quel est cet « ordre des Nomades ». L’énigme se précisait ! Les questions me brûlaient la langue mais ne venais-je pas me promettre d’écouter, d’abord écouter !  

- Tu veux savoir, Euphrosine, si j'ai été un Rebelle !  Je vais te le dire, bientôt, quand nous dégusterons la soupe !

- …

- J’ai déjà commencé à répondre en te plaçant dans les Grands Rassemblements. Pour mieux comprendre ma rébellion, Euphrosine, il faut que tu t’imprègnes, que tu te fondes dans le mode de vie des Nomades… et de ses contraintes.

- J’y consens avec plaisir, Michel. La synchronisation des fécondations et des naissances, les "quatre années", … vous m'en avez déjà éclairés.
Mais ne sont-ce pas d’autres contraintes qui ont fait de vous un Rebelle?

- Ainsi que plusieurs autres Rebelles avec moi, Euphrosine.

- Des vieux et des … Illuminés !!!

- Ne soupire pas d’impatience, Euphrosine. Pourquoi suis-je un Rebelle ?

- ... ?

- Souviens-toi de ma chienne.

- Vous l’avez pris dans vos bras …, elle était vieille.

- Oui ; continue, Euphrosine

- Elle ne pouvait plus marcher.
Marcher ! Je crois, Michel, avoir compris ! La contrainte absolue des tribus nomades est de marcher. Marcher pour continuer de faire partie de la tribu. Marcher pour que la tribu continue d’exister dans l’ordre absolu de la Nature, marcher que l’on soit un chien ou un …

- Tu peux le dire, Euphrosine. Ou un ?

- … un chien ou un humain !

- C’est bien, Euphrosine, tu commences à penser comme une Nomade. Tu commences à t’affranchir de toute la culture de ton époque, de ta culture de Sédentaire plusieurs fois millénaire.

- Les nomades se déplacent.

- Sinon ils ne seraient pas nomades ! Continue, Euphrosine

- Dans une tribu de Nomades tous les membres de la tribu doivent se déplacer, ensemble, en portant avec eux l’équipement nécessaire et minimum, en marchant.
Pour ces nomades avec lesquels j’essaie de m’identifier, il n’y avait encore ni urus, ni âne, ni cheval, ni fourgonnette qui puissent les aider à se déplacer.

- Nos chiens nous aidaient, mais ils ne portent, ou ne tirent, que de faibles charges, même les plus robustes ne peuvent pas porter un humain. Parfois un jeune enfant chevauche un chien, mais c’est plus pour jouer que pour un transport sur de longues distances.

 

L’urus est puissant, nous essayerions bien de lui faire tirer des charges. Il faudrait d’abord que nous réussissions à le domestiquer !

L’âne et le cheval, nous les chassons quelque fois, mais jamais la fourgonnette !
Si je te comprends bien, il nous reste beaucoup d’animaux à domestiquer 

Inutile d’expliquer à Michel, que la fourgonnette n’est pas un animal !

- La marche des Nomades ne doit pas être ralentie…

- C’est un impératif de survie, Euphrosine. Tous les membres d'une tribu nomade doivent marcher, même ceux qui commencent à être vieux, comme l'étaient mon épouse et moi. Commences-tu à comprendre, Euphrosine.

- Je crains de comprendre, Michel. Comme votre chienne, n’est-ce pas ?

L’énigme se précisait !

- Pour la survie d’une tribu nomade, Euphrosine, quand les vieux ne peuvent plus marcher, ils sont abandonnés.

- Abandonnés ?

- Oui, Euphrosine. La règle est de les abandonner dans le dernier campement où la tribu s’est arrêtée.

- Abandonnés !

- Ils bénéficient d’une brève cérémonie.
Les paroles énoncées sont semblables à celles du chasseur qui implore le pardon du gibier qu’il vient de tuer. Il argumente que c’est pour nourrir sa famille.

J’étais au cœur de la résolution se l’énigme, je voulais en savoir davantage

- ... ! Pouvez-vous me donner un exemple de ces paroles, Michel ?

- « Vieillard, pardonne-nous. Tes forces t’abandonnent. Nous t’avons aimé, mais maintenant tu ne nous appartiens plus. Tu viens de la Nature, nous te rendons à la Nature. »

- Les Nomades abandonnent les vieux en argumentant qu’ils retarderaient la marche de la tribu ! Abandonnés, ils permettent la survie de toute la tribu, C'est bien cela, Michel ?

Certains lecteurs feraient certainement le parallèle avec les parents « abandonnés » dans des hospices ou des EHPAD (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes), mais ce n’était pas le propos de mon interview …

-  Exactement, Euphrosine. Quelques herbes parfumées sont brûlées, si la saison le permet, quelques fleurs sont placées avec émotion, aux pieds de l’Abandonné.

- Un adieu émouvant ! Mais que devient l’Abandonné ?

- Il devient la proie des vautours … et toutes sortes de charognards.

- … !

- Je vois que tu es choquée, Euphrosine !

- Évidemment, Michel.

Par contre, Michel semblait, de nouveau, ne montrer aucune aversion particulière pour ces oiseaux charognards.

- Il faut que tu comprennes, Euphrosine. Cet abandon fait partie de l’ordre de la Nature. L’Abandon est une nécessité vitale pour la tribu.
Si une tribu abandonne un des siens, Euphrosine ; c’est par obligation, pas par idéologie.
Cent ou deux cents personnes vivent dans une tribu. Tous se connaissent. Chaque membre d’une tribu est apprécié, voire aimé par les autres.
La difficulté à marcher qui frappe un père, une mère, une tante, un ami peut n’être qu’une fatigue passagère. De solides gaillards peuvent l'aider, le soutenir, le traîner couché sur des branchages, et même le porter … un certain temps ...

- Comme vous, et votre épouse, avez porté votre chien …

- L’Operator qui marche derrière la longue file des marcheurs, est d’abord là pour cela : signaler celui qui doit être aidé. Mais si cette lenteur persiste …

- L’abandon est-elle la seule sanction ?

- Dans ma tribu et beaucoup d’autres, oui, Euphrosine. Dans certaines tribus, la séparation peut être plus radicale. Elle évite à l’Abandonné la souffrance ; c’est déjà mort qu’il devient les délices de charognards

- Vous voulez dire que …

Voilà les meurtres ! des meurtres rituels.
Je me lissais des moustaches imaginaires, celles d’Hercule Poirot.

- Oui, Euphrosine. Ils sont tués avant d’être abandonnés.
Abandonné, ou tué avant d’être abandonné, est la règle chez les Nomades, des savants de ton époque ne l’ont-ils pas raconté ?

- Euh, oui, Michel, mais ce sont des pratiques que nous préférons oublier.

La mémoire me revenait …

Des commentateurs anciens, des Grecs et des Romains, en décrivent quelques cas. Leur objectif était politique, il s’agissait d’affirmer, plus exactement de confirmer, la supériorité de leur système social sur ceux qu’ils appelaient des Barbares.

- ... ! Que disent tes anciens ?

- Je commencerais par Hérodote.

(voir aussi Voyage en terres gérontocides)

 

- Bien que Cicéron l’ait surnommé « le père de l’histoire », selon les critères de mon époque, Hérodote serait davantage le « grand reporter » de l’Antiquité.

- Un confrère à toi.

- La comparaison est flatteuse, merci, Michel. Selon Hérodote, les Massagètes, un peuple nomade …

- Ce nom ne m’est pas inconnu, Euphrosine, ces Massagètes sont peut-être venus à nos Grands Rassemblements. Certaines tribus viennent de très loin. J’ai la faiblesse de penser que c’est pour la qualité de …

- … de vos soupes. N’est-ce pas Michel ?

- Tu es très aimable, Euphrosine, mais je pensais à la qualité de notre bière, ou à la robustesse de nos jeunes hommes.

- … que se partagent les belles, après avoir échangé quelques tintements de cornes de bière !

- …

- Selon Hérodote, les Massagètes « ne prescrivent point de bornes à la vie ; mais lorsqu'un homme est cassé de vieillesse, ses parents s'assemblent et l'immolent avec du bétail. »

- Voilà bien un exemple de mort expéditive, Euphrosine !

- « Ils en font cuire la chair, et s'en régalent. »

Soleil vert ! Le texte d’Hérodote me plongea dans le roman d’Harry Harrison.
Pour adoucir leur euthanasie, pendant leurs dernières minutes de vie, les vieillards sont baignés de musiques et placés au milieu des plus belles images de la nature. Ensuite de leur cadavre sont extraits des aliments protéinés, destinés aux humains, et vendus sous le nom de Soleil vert.
En 1973, Soleil vert (Soylent Green) a été adapté au cinéma par Richard Fleischer,

- Chaque tribu a son rituel ! Ce que nous faisions pour les chiens, nous, nous ne le faisions pas pour les humains (et nous ne le faisons pas plus maintenant que nous sommes sédentaires !). Continue, Euphrosine.

- « Ce genre de mort passe chez ces peuples pour le plus heureux. » ajoute étonnamment Hérodote !

- N’en soit pas surprise, Euphrosine. Le bonheur qui perdure passe par la cohésion sociale. Être heureux n’est-ce pas l’appartenance absolue à un groupe, jusqu’à la mort et même au-delà ? ton collègue Hérodote l’avait bien compris.

En devenant un régal pour ses frères et sœurs nomades, cet homme cassé de vieillesse ne fait que resté intégré à sa tribu et à la Nature.

Plus que résigné, heureux est le vieux nomade mangé, mangé ou abandonné.

Ne faut-il pas voir dans cette appartenance absolue à un groupe la puissance sociale des Régnants ? contre laquelle s'opposent les Rebelles.
J’hésitais à porter la discussion sur ce point, mais déjà le sourcil noir se haussa et Michel changea de ton :

… Heureux ? à l’exception de quelques-uns ... nous sommes ici pour en parler !

- …

Ces quelques-uns seraient-ils, enfin,  des Rebelles !

- Je présume, Euphrosine, que tu pourrais multiplier les exemples d’élimination des vieillards, tous destinés à la pérennité des tribus nomades. Et certainement tous aussi horrifiants pour les Sédentaires de ton temps. Je t’écoute.

- Les méthodes d’élimination des vieillards rapportées par d’Hérodote et d’autres auteurs anciens est, en effet, variée, Michel.
Une des méthodes que je voudrais ajoutée est celle des Troglodytes.
 « Ces nomades avaient une méthode bien à eux pour supprimer leurs aînés et faire périr malades et estropiés. Ceux-ci étaient étranglés avec une queue d’urus que l’on passait autour de leur cou et que l’on serrait. Ceux qui s’y refusaient pouvaient être saisis par surprise et immédiatement mis à mort par le premier venu, selon ces mêmes modalités. » … étranglés…

Étranglé ! étranglée ! instinctivement, je regardais vers la lucarne cheminée-entrée. Michel s’en aperçu …

- Oui, Euphrosine, des Chevreaux sont encore là. Après ton exemple des Troglodytes, je crois que tu as compris pourquoi ils te surveillent.

- Il me semble le deviner, Michel. Depuis que vous êtes devenus des Sédentaires, les vieillards, même s’ils rencontrent des difficultés à marcher ne sont pas exécutés. Voyant que je suis une étrangère, bien vivante (la petite fille l'a vérifié avant que je descende votre échelle). Peut-être serais-je une Nomade dont le rituel serait celui des Troglodytes, les enfants me surveillent pour s'assurer que je ne suis pas venue pour vous étrangler !

- Il est vrai que tu as, à ton avantage, de ne pas être un fantôme, mais tu portes l’habit de la chasseuse ! C’est ton foulard qui les inquiète ; Euphrosine ! C’est pourquoi je t’ai demandé de le poser, doucement, sur la … banquette.

- J’ai bien compris. De mon côté, je continue de surveiller mes mouvements.

- Sage précaution, Euphrosine.

- Pour compléter la liste des différents modes d’élimination des vieillards, je voudrais citer Yuval Noah Harari.
Dans son livre, Sapiens, le célèbre professeur d’histoire rapporte une façon de tuer les vieilles femmes en usage chez les Aché, des chasseur-cueilleurs nomades des jungles du Paraguay. 
« Quand une vieille Aché devenait un fardeau pour le reste de la bande, un des jeunes hommes se glissait furtivement derrière elle et la tuait d'un coup de hache dans la tête. »

Si Michel n’avait pas réagi à la description des précédentes manières d’éliminer les vieillards, cette fois, après le mot « vielle », je vis ses deux sourcils accompagner un rictus.
Mais Michel se repris :

- Celle, ou … celui, qui devient un fardeau doit être abandonné, ou exécuté. Pour leur survie, les Nomades doivent procéder ainsi.
Ce n’est pas propre aux humains, tous les animaux qui vivent en groupe, même les lions, abandonnent celui qui ne peut pas suivre. Ces abandonnés deviennent des proies pour les carnassiers ou les charognards. Ainsi est la loi de la Nature ...
... pour tous ceux qui ne peuvent plus marcher, tous ceux qui ne peuvent plus suivre leur tribu …

Je laissais Michel quelques instants dans ses souvenirs, puis en Grand Reporteur, même si je commençais à en avoir une idée de plus en plus précise, je posais fermement LA question :

- Michel, quelle était votre rébellion ?

- C’est très simple, Euphrosine, mais si je suis un Rebelle, c’est malgré moi ! Ma rébellion n’a pas été un choix. C’est contraint que je suis devenu un Rebelle !

- Vous ne pouviez plus marcher, comme votre chienne ? C’est cela, n’est-ce pas ? Racontez-moi, Michel !

- Tu l’as bien deviné, Euphrosine, je marchais avec difficultés. Mon épouse se mettait devant moi à la fois pour m’entraîner et pour minimiser l’écart avec les derniers marcheurs qui nous précédaient. Et …

- … Je comprends votre émotion, Michel. Poursuivez … quand vous le pourrez …

- …

- …

Michel ne sortait que maintenant, et doucement, de son songe …

- Cette étape avait été longue, nous devions rejoindre le lieu du Grand Rassemblement. L’Operator au regard lointain commençait à froncer les sourcils quand il me regardait. Tout ce que je devais porter avait été réparti entre quelques jeunes en pleine santé. Mais, même ainsi allégé, je suis arrivé ici le dernier, le dernier et épuisé.
Ce n’était pas la première fois que j’étais fatigué, mais en surprenant des palabres entre les Operators, Emma compris que je vivais la fin de ma destinée…

- … ?

- …

- Je vous écoute, Miché-sarhad, car vous avez … survécu …

- La tradition voulait que la première tribu arrivée commence à s’occuper de la préparation de la bière. Cette fois et depuis plusieurs Grands Rassemblements, nous étions ces premiers.

La certitude mon abandon par la tribu n’avait pas entamé la volonté, et même l’enthousiasme, de mon épouse à brasser la bière.
Emma s’imposa même à la direction de l’ensemble du brassage.
J’en fus à la fois un peu surpris, et un peu chagrin. Ce n’est que bien plus tard que je compris la raison de sa décision.
Sur le moment, je mis son zèle sur le compte d’un dernier orgueil.
De mon côté, ne voulant pas être en reste, je voulus que mes soupes soient des chefs-d’œuvre, et sans modestie, les compliments flatteurs fusèrent aussi loin que portaient leurs fumets.

- Je ne vois là que soumission à la règle, Michel, aussi bien pour vous, que pour votre épouse. Où est le Rebelle ?

- Patiente, Euphrosine. Les quatre lunes que dure un Grand Rassemblement s’étaient écoulées. Le moment décisif arrivait. Les préparatifs de départ de ma tribu s’achevaient. …

- Vous deviez être abandonné.

- Oui, Euphrosine, ni immolés ni mangés comme chez les Massagètes, pas plus étranglés que chez les Troglodytes. Les vieillards de ma tribu sont simplement abandonnés.

- Aux vautours …

- Abandonné, je devais rester sur le lieu du Grand Rassemblement.
Psalmodiées au milieu des fumées odorantes, l’émotion des excuses rituelles me réchauffèrent le cœur.
Des enfants posèrent à mes pieds quelques fleurs, des femmes firent brûler quelques herbes odorantes, puis tous … tous, dans un seul mouvement, tous me tournèrent le dos et commencèrent à marcher. Pour eux, je n’existais déjà plus, ils m’avaient rendu à la Nature  

- Et votre épouse ?

- Se joignant aux enfants, sans me regarder, Emma avait ajouté quelques fleurs. Elle gardait une grande sérénité, que je peinais à interpréter.

- Le départ était là. Mais vous, vous êtes un Rebelle, Miché-sarhad.

- Rebelle ? Pas maintenant et pas dans le sens où tu le crois, Euphrosine. Je n’ai pas essayé de suivre la tribu. Un Operator m’en aurait empêché. Et, honnêtement, j’en aurais été incapable. Mon investissement total dans la préparation des soupes m’avait épuisé, j’étais encore plus épuisé qu’à notre arrivée.

- Donc, vous ne vous êtes pas rebellé.

- Pas à ce moment-là, Euphrosine.

- Et votre épouse ?

- Un peu avant le départ, quand Emma finissait de préparer les affaires dont elle devait se charger le dos,  elle avait levé les yeux vers moi avec un mince sourire, suffisamment bref et discret, pour que je sois le seul à le voir.

- Un sourire ?

- Énigmatique, Euphrosine, un sourire énigmatique.

- Le départ est donc arrivé, Michel !

- Le départ auquel chacun … auquel tout Nomade, doit se résoudre. Sans se retourner, mon épouse commença à s’éloigner, et …

- Et ?

- … Et après quelques dizaines de pas, Emma revint précipitamment, comme si elle avait oublié quelque chose d’important. L’Operator la regarda, mais ne réagit pas. Emma se cacha soigneusement derrière moi, peut-être pour éviter de mettre l’Operator dans l’embarras.
Emma était aussi vieille que moi. Depuis longtemps, elle ne pouvait plus donner de filles à la tribu. Bientôt, il faudrait qu’à son tour, elle soit abandonnée, alors maintenant ou plus tard !
Et ce n’était pas la première fois qu’une épouse, ou un époux, préfère rester avec un conjoint Abandonné.
    Comme toutes les autres, notre tribu s’éloigna, chacune dans sa direction.
Emma restait serrée contre moi. Nos familles, nos voisins, nos amis, nos cousins, tous ceux avec qui nous avions partagé nos vies, tous au loin s’évanouissaient.
Notre tribu n’était déjà plus qu’une vague forme de poussières légères, quand il nous sembla qu’une main en émergea, une main qui s’agitait, comme un au-revoir.
Cette main levée, pourtant si lointaine, ce signal, peut-être seulement imaginé, avait provoqué le long de notre corps, un frémissement partagé.   

- Et vous êtes restés seuls, tous les deux, abandonnés.

à suivre

vers

Les Abandonnés

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