Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Jean-Pierre FORESTIER

- En réalité, Euphrosine, nous n’étions pas seuls. Les vieillards ne sont pas les seuls à être abandonnés, la règle des Nomades concerne tous ceux qui ne peuvent plus suivre la tribu, les malades, les estropiés, ….

- ...
- Couché sur des herbes aromatiques, elles-mêmes posées sur un ancien feu, un jeune homme gisait.
Résultat de quelque extravagance pendant les fêtes du Grand Rassemblement, ce brillant chasseur s’était brisé une jambe.

Soigneusement placé sur un travois, il aurait pu être traîné par un chien et des amis, et sans doute remarcher, en claudiquant, quelques lunes plus tard. Était-ce cette plaie malodorante et cette fièvre persistante qui avaient décidé sa tribu à l’abandonner ?

- Qu’avez-vous fait ? Un Abandonné doit-il toujours être « rendu à la Nature » ?

- Mon épouse, maîtresse des mystères de la bière, l’était aussi pour d’autres mystères. Elle mit dans la bouche du blessé fiévreux, quelques baies apaisantes dont elle avait le secret, (peut être était-ce celle qui fait aussi élargir les pupilles).

Puis, avec cette sorte de boue qui reste au fond des cuves à bière, elle nettoya soigneusement la plaie. Une sorte d’emplâtre compléta la thérapie. Peut-être l’avait-elle confectionné avec ce champignon qui pousse sur le tronc bouleau, je suis loin de connaître toutes ses médecines !

- Vous étiez donc trois Abandonnés. Mais, il y avait, si je me souviens bien, également ce vieux tout voûté, l’inventeur des briques de torchis …

- Ce vieux-là, nous l’avons rencontré plus tard.

Emma finissait de soigner le chasseur, quand, guidés par des gémissements, bravant l’interdit, nous pénétrâmes dans l’enceinte sacrée. Derrière l'arbre ébranché, une jeune femme était recroquevillée. À notre approche, son regard plein de pleurs devint des cris de détresse. Elle cria en mettant ses mains sur son ventre.
Elle avait « fauté ».

- Fauté ?

- Dans un moment de passion, ou d’égarement, elle avait voulu connaître, avant le Grand Rassemblement, cette jouissance qui lui avaient été chuchotée par ses aînées. Un scélérat avait profité de sa naïveté. Il était d’une autre tribu. Parfois les parcours des tribus se croisent.

- ...

- Sa grossesse était déjà avancée, et les marches forcées l’avaient exténuée. Même « fautive », elle restait dépositaire du plus mystérieux de la Nature ; abandonnée au pied de la Dame à la robe fumante, elle bénéficiait de son voisinage sacré.

- … !

- Il lui fallait simplement du repos, et manger.

- Justement, Michel. Aviez-vous de la nourriture ?

- Quelques jours de vivres sont toujours laissés aux Abandonnés.

- Quelques jours !

- Comme les fleurs ! Ces vivres sont davantage des offrandes rituelles que de la nourriture qui permettrait de subsister.
Pour rester conforme à la règle des Nomades, nous devions attendre la mort. Mais …

- Mais ! Mais ?

- Le chasseur soigné, la jeune femme restaurée avec la nourriture qui nous avait été laissée, nous étions désœuvrés. Attendre la mort ne demande pas une grande activité.
Main dans la main, nous errions dans ce qui avait été le lieu du Grand Rassemblement.

D’après les confidences que m’avait déjà fait Michel, cette tendresse allait conduire le vieux couple « vers des unions, plus intimes, au-dessus du ciel ». Mais le sujet était autre.  

La grande sérénité d’Emma, que je sentais jusqu’à dans la pression de sa main, me réconfortait.

Des vautours tournaient un peu plus loin.
Après les Grands Rassemblements tout ce qui n’était pas indispensable est laissé sur place, laissé aux vautours.
C’est en nous rapprochant que nous comprîmes que nous n’étions pas que quatre Abandonnés.

- … ?

- Presque chaque tribu avait laissé un ou deux vieillards.
Plus qu’à tout autre moment, plus qu’en tout autre lieu, abandonner ses vieillards après un Grand Rassemblement, c’est se concilier la bienveillance de la Dame à la robe fumante.

- ...

- Selon la règle de leur tribu, certains vieillards avaient été tués avant d’être abandonnés. Leurs cadavres formaient le pied des colonnes emplumées.
D’autres, comme nous, regardaient, autant par curiosité que par anticipation de sa morbide destinée.

- … !

De nouveau, je remarquais que Michel ne marquait que peu d’émotion au dépeçage des cadavres par les vautours.

- Nous nous retrouvâmes à près de trente Abandonnés, près de trente Abandonnés vivants.

- Trente affamés !

- Certes, Euphrosine, mais ce fut aussi, et d’abord, la conjonction d'autant d'intelligences. Et pour les plus vieux, l’apport des connaissances engrangées pendant toute une vie.
Vois-tu, Euphrosine. Être vieux, c’est aussi avoir de l’expérience. Être nombreux, c’est multiplier les sciences.

- Je me souviendrais de cet aphorisme, Michel. Ensuite ?

- D’abord, Euphrosine, si les Grands Rassemblements n’avaient pas existé, nous n’aurions été que deux Abandonnés.
As-tu compris pourquoi j’ai tant insisté sur cette réunion de plusieurs tribus ?

- Elle vous a permis d’être nombreux !

- Oui, Euphrosine, indirectement, ces Grands Rassemblements ont permis, cette multiplication des compétences.
Sans cette coopération, la Sédentarisation aurait été un échec.

- « L’origine de notre succès évolutif réside dans notre disposition à la coopération. ».

Je cite ici Frans de Waal

- Je ferais remarquer à ce Frans, qu'une coopération ne peut avoir de succès que si ceux qui coopèrent sont vivants !

« Avant de spéculer, il faut vivre », disait Henri Bergson.

Avant de se rebeller, il faut survivre !

... À trente, la coopération permis des succès que nous n’aurions jamais pu espérer.

- ...

- Revenons aux « trente affamés » sur lesquels tu m'as interrogé. Pour rester conforme à la règle, notre devenir de Nomade n’était pas de nous nourrir mais de mourir, d’attendre la mort. Les vautours venaient régulièrement nous le rappeler.
Nombreux étaient ceux qui semblaient s’y être résignés. Ne faisions-nous pas partie de la Nature, ne devions-nous pas y retourner pour rester unis à notre tribu ?

- …

- En revanche, la résignation ne faisait pas partie du caractère d’Emma ! Dans sa langue, Emazte matxinoa signifie La femme rebelle. Emma avait toujours été indocile, même avant qu’elle ne m’ait choisi.

- … ? De vous avoir choisi, vous, Michel, n’était-ce pas déjà une dissidence, une révolte !

- … ?

- Je ne voudrais pas vous offenser, Michel, …

J’allais continuer par « ne m’avez-vous pas dit que vous n’aviez pas la prestance musclée des chasseurs, celle des mâles choisis par les autres femmes pendant les Grands Rassemblements. ». Cet argument me parut inutilement blessant.  
Je me contentais de :

… Était-il habituel qu’une femme choisisse son compagnon pour le fumet de la soupe qu’il préparait !

- Euh …

- Encore plus Rebelle, n’a-t-elle abandonné sa tribu. Alors que, depuis que les Grands Rassemblements existent, les échanges de femmes étaient devenus une exception !

- Sa tribu d’origine suivait des parcours bien plus arides que les nôtres.

- Vous savez très bien, Michel, que ce n’est pas cette aridité qui a motivé votre épouse à quitter sa tribu, c’était pour vous rejoindre, vous, par amour pour vous …

 

- …

Dans un bel ensemble, les deux sourcils s’abaissèrent pour laisser les yeux se recueillir et, me semble-t-il, s’humidifier. J’attendis naturellement que les sourcils se raniment pour reprendre mon interview,
… que je n’imaginais pas qu’il puisse être aussi long !
Il est vrai que les us et coutumes des Nomades du Paléolithique sont si différents de ceux de mon époque que je peine, comme m’y a invité Michel, à m’imprégner de leur mode de vie, et de ses contraintes.

- Nous en étions restés, je crois, Michel, aux trente personnes à nourrir !
Que fit votre indocile épouse ?

- Emma, semblait survoler tous ces événements avec une surprenante indifférence.
   C’est en pensant à ses hautes fonctions dans le brassage qu’il m’est venu l’idée d'aller chercher quelques restes parmi les lieux où la bière avait été préparée. En fouillant parmi les immondices, je découvris des drêches d'orge, ces résidus de brassage de la bière.

Une partie de ces déchets avaient échappé à la pourriture.
Perplexe, j’écrasais ces drêches dans ma main. Je pensais évidemment à « soupe ». Quelles herbes pourrais-je ajouter pour mitonner un bouillon acceptable ? J’avais, pas très loin, repéré de jeunes repousses d’ortie.

- … ?

- Certaines tribus utilisent l’ortie pour parfumer leur bière. …

... J'en étais là dans mes pensées, quand relevant la tête, je croisais le regard amusé, de mon épouse.

- Amusé ?

- Oui, Euphrosine, amusé.
Et Emazte matxinoa … Emma ajouta « Toi qui m’a séduit par un certain fumet, maintenant avec ces drêches, sauras-tu préparer la meilleure des soupes que tu n’aies jamais mijotées ? »

- « J’essaierais » répondis-je, sans aucune conviction et troublé par le ton malicieux de mon épouse.
Tu te souviens, Euphrosine, que bien que sachant que j’allais faire partie des prochains Abandonnés, mon épouse avait préparé la bière avec beaucoup d’application.

- Vous venez de me le rappeler, Michel. Elle en avait même pris la direction. Vous en aviez été un peu … chagrin.

- Amusée, Emma regardait maintenant les drêches encore collées à mes mains.
Je crois, Euphrosine, que c’est à cet instant précis, que nous avons été des Rebelles.

« Rebelles » ! Enfin, j’allais connaître le sens de cette rébellion. L'ombre d'Hercule Poirot veillait sur moi !

 

- Au lieu de nous laisser mourir …

Au lieu de redoubler d’attention, et écouter Michel, malgré moi, c’est un air de chanson qui jaillit de ma bouche.

- « me laisser mourir » !

… que je repris à mi-voix

… « J’ai la tête qui éclate. J'voudrais seulement dormir. M'étendre sur l'asphalte et me laisser mourir. Le monde est stone »…

Le monde de Michel n'est-il pas la nouvelle « stone », la nouvelle pierre, le Néolithique en quelque sorte !

- … ??

- Pardonnez-moi, Michel, je me suis laissé aller, à broder sur une chanson qui me trottait dans la tête ! Mes grands-parents l’écoutaient souvent.

- ...

- Pourquoi les enfants descendent-ils. J’ai juste chantonné. Je n’ai fait aucun geste suspect.

- Ne t’inquiète pas, Euphrosine. Si les Chevreaux se laissent glisser le long de l’échelle, c’est simplement qu’à son fumet, ils ont senti que ma soupe était prête ; ils viennent gentiment la partager avec nous !

- Vous me rassurez, Michel !

- …

- Délicieuse cette soupe, Michel. Je commence à comprendre le choix de votre épouse.

- Joli compliment, merci, Euphrosine.

- Je sais maintenant, Michel, à quelle règle mortelle vous avez survécu. Vous ne vous êtes pas laissé mourir, c'est-ce bien en cela que, vous et votre épouse, avez été des Rebelles !

Avec ma chanson, j’avais, de nouveau, coupé la parole à Michel. Il fallait que je redevienne une Grande Reporteur !

Ne m’aviez-vous pas promis de tout me révéler, en dégustant votre, excellente soupe ?

- Rebelle ? Ai-je été un Rebelle ? Euh, non. Euh, oui… Non, il est vrai que comme beaucoup d’autres abandonnés, comme tu l’as chantonné avant que tu ne manges ma soupe, ma tête éclatait, … d’indécision.
Mais pas celle de mon épouse !
Tout au long des parcours arides de sa tribu, Emma avait appris à survivre.
Tu te souviens, Euphrosine, que j’essayais d’imaginer des recettes de soupe aux drêches.

- Et cela avait amusé votre épouse !

- Droit dans les yeux, redevenue sérieuse, elle m’avoua que quand elle avait brassé la bière sacrée, elle avait discrètement subtilisé de l’orge.

- Votre épouse !

- Oui, Euphrosine, Emma, la femme rebelle, avait su anticiper, oui, anticiper. Son calme, sa sérénité, qui me questionnaient tant, étaient de l’anticipation !

- Mais alors, Michel,  le Rebelle est une Rebelle. La Rebelle est votre épouse !
C’est Emma qui n’a pas accepté de suivre la règle funeste des Nomades. C’est Emma qui n’a pas accepté que vous soyez abandonné. C'est Emma qui a refusé de vous laisser mourir, ni se laisser mourir ! 

L’énigme était résolue.  Emma est la Rebelle du néolithique !

 

- Your tisane, Monsieur Poirot
- Thank you, Miss Lemon.

poirot gifs Tumblr posts - Tumbral.com

- J’en conviens aisément, Euphrosine, et j’en suis fier. C’est mon épouse, Emma, la Rebelle du Néolithique.

- Avec toute cette orge subtilisée, vous aviez de quoi faire une soupe !

- Plusieurs soupes, Euphrosine, plusieurs brouets bien meilleurs qu’avec les seuls drêches.

- Et vous avez utilisé cette marmite « bien culottée » dont vous m’avez déjà parlé. Mais aviez-vous de quoi nourrir une trentaine de personnes ?

- En cherchant parmi les reliefs des festins rituels, nous avons récupéré quelques os, ils avaient déjà été grattés jusqu’à la moelle …

- Cela pouvait quand même donner un peu de goût à votre soupe-brouet à l'ortie.

- Nous avons aussi trouvé quelques pois sur leurs tiges ou pas trop enfoncés dans la terre.

- Ô pois, Ô fèves … Une bénédiction pour les soupes !

- Je te remercie, Euphrosine, de t’associer à mon action de grâce.
Mais nous arrivions trop tard, les meilleurs pois avaient déjà été ramassés pendant le Grand Rassemblement.
Ceux qui restaient, même en les faisant tremper longuement, je n’avais obtenu qu’un résultat décevant. Et surtout, surtout, il fallait marcher presque une journée pour en récolter un bien petit sac, dormir sur place, et revenir le lendemain, fourbus.

- Qu’en avez-vous conclu, Michel ?

- En fin de journée, nous nous réunissions pour échanger des idées.
C’est à la suite d’une de ces expéditions vers les pois, que mon épouse, réfléchissant à haute voix, lança :
« Et si au lieu de manger ces pois maintenant … puisqu’ils sont trop secs, pourquoi ne pas les réserver et les … semer ... juste en bas, dans le limon, … dans le limon déposé par la grande inondation ».

Devant nos yeux de plus en plus écarquillés, Emma reprit :

« Si nous semons ces pois maintenant … pendant la partie la plus sombre de l’année … si nous en prenons soin … nous pourrons récolter des pois, mûrs à point, près de chez nous… dans trois ou quatre lunaisons. Si nous semons ces pois, maintenant … nous économiserions nos pas, …
Si nous semons d’autres sortes de pois que nous connaissons, régulièrement sur  plusieurs lunaisons … si nous répartissons ces semailles autour de l’équinoxe de printemps, … si nous recommençons… à semer dans le limon, ici… … et à récolter ici … et continuer ainsi à semer d’équinoxes en solstices, de solstices en équinoxes … ici. »

Sacrilège effrayant !
Parler de futurs si lointains, alors que notre décès était aussi certain que très prochain !
Et, pire encore : imaginer une succession d’équinoxes et de solstices ?
Ici. En restant sur place !

Pour bien préciser son projet ahurissant, Emazte matxinoa … Emma nous regarda nous les vieux, l’un après l’autre, les yeux dans les yeux et ajouta : « Puisque nous ne pourrons jamais repartir, pourquoi ne pas ... ici, nous établir ?… définitivement ? … Pourquoi ne pas nous installer ? … Pourquoi ne pas faire de ce lieu notre campement … notre campement permanent ? … d’un équinoxe à l’autre et d’un solstice à l’autre, d’une année à l’autre, jusqu’au prochain Grand Rassemblement, et même après, si nous sommes encore … vivants. »
     « Ces pois, cette orge, ainsi que d'autres gaines, nous les possédons. Si nous les semons … cent fois plus nous en récolterons.
Si nous semons, nous récolterons … Alors pourquoi ne serions-nous pas … vivants quand arrivera le moment du prochain Grand Rassemblement ?
Ensuite, après nous, d’autres continuerons, à semer ici, et à récolter ici, au-delà du temps ! »
Plus que des pois et de l’orge, mon épouse venait de semer la Rébellion !

Emma, le Rebelle du Néolithique !

À aucun moment, Emma n’avait fait appel à la Nature. Semer et récolter n’étaient-ils pas une rébellion contre la Nature ?

Dans la préface de Pourquoi j’ai mangé mon père, Vercors oppose « ceux qui refusent de subir plus longtemps la tyrannie de la marâtre nature" à ceux veulent « revenir au sein de la nature » et remonter dans les arbres, comme le souhaite « oncle Vania ».
M’abstenant de considérations spirituelles, j’observais juste :

- Vous étiez juste sur la voie de la sédentarisation, Michel !

- À ce moment-là, Euphrosine, ce mot n’avait aucun sens pour nous.
Sauf, sans doute, pour Emma et son « campement permanent ».
N’avait-elle pas prévu ces réserves d’orge ?

 

[ Pour Guido Tonelli, physicien auteur de : Temps : les mystères de Chronos (Dunod, 2023), imaginer de faire des réserves pour le futur, donc inventer la poterie, est une révolution intellectuelle aussi importante que celle de la mécanique quantique ! ]

Aussitôt qu’elle avait compris que je serais un Abandonné du prochain départ, son objectif avait été que nous nous établissions ici, pas seulement pour un an, pas seulement jusqu’au prochain Grand Rassemblement… mais, définitivement, si nous étions encore vivants.

Le sourire si énigmatique de mon épouse juste avant son, faux, départ était plus que la promesse de me rejoindre, son sourire contenait déjà l’invention de la Sédentarisation.

- Emma, la Rebelle du Néolithique !

- …

- Alors, Michel, qu’avez-vous fait ? Emma, vous et quelques autres, vous étiez des Rebelles. Mais ne pas se laisser mourir, c’est d’abord survivre !

- Vois-tu, Euphrosine. Être vieux, c’est aussi avoir de l’expérience. Être nombreux, c’est aussi multiplier les sciences.

- …

- Je vois à ton regard que je l’ai déjà dit mais ... mais que veux-tu, je vieillis !

- …

- L’un ou l’autre vieillard, au hasard de ses observations, ou d’un savoir qui leur avaient été rapporté, avait acquis ne nombreuses compétences.
Nous apprîmes que les pois devaient être recouverts d’un doigt de limon foisonné, comme celui laissé par le déluge, ce déluge fondateur.
L’orge pouvait aussi être cultivée, mais elle devait être juste recouverte d’un peu de limon, pas trop enfoncée.
Emma, avec deux autres femmes, se chargèrent de ces semis.
Au même endroit, l’une voulait mettre de l’orge, une autre assurait que le pois y avait sa place. Fine observatrice, Emma se rappela que lors de ses cueillettes, elle avait remarqué que quand les deux poussaient au même endroit, à la fois le pois et l’orge donnaient de plus beaux grains ; le pois grimpe à la longue tige d’orge et la fortifie.
En faisant également appel à ses souvenirs, la troisième femme ajouta que de son côté, elle avait observé que si une plante étale ses larges feuilles au pied des deux autres, les racines sont protégées du soleil et la cueillette en est encore plus fructueuse. Ce fut un chou qui fut choisi pour garder au frais nos deux graines tant aimées.
    L’orge fut donc associée au pois, puis au chou. Il fallait un nom à cette association : ce furent les "trois alliées".

Je retrouvais là les Trois sœurs, ou Milpa, des Iroquois (a priori, aucun rapport avec les Trois sœurs de Saint Nicolas !). Les Iroquois associent maïs, haricot et courge. Cette pratique agricole a été reprise récemment sous l’appellation générale de "permaculture".
Le haricot, et le pois, sont des Fabaceae (Légumineuses), ils fixent de l’azote par les nodosités de leurs racines en symbioses avec une bactérie, Rhizobium. La courge, ou le chou, couvrent le sol de leurs feuilles.

Les études archéologiques ont montré que les Brassicaceae (Crucifères) composaient le menu des habitants de Çatal Höyük. Parmi celles-ci pouvait figurer le chou, ou plusieurs espèces de choux, dont au moins un pouvait protéger les racines des autres alliées de l'ardeur solaire.   

- Vous m’avez répondu, Michel, sur la façon d’associer l’orge au pois et au chou, mais comment avez-vous survécu jusqu’aux prochaines récoltes ?

- ...

- Vous avez réservé des pois et de l'orge pour les semis. Ce qui vous restait était insuffisant pour une trentaine de vieux, un éclopé et une fatiguée enceinte.
Car j’imagine que vous avez partagé !

- Évidemment, Euphrosine, cela a toujours fait partie de notre culture de Nomades !
Devenus des Sédentaires, pourquoi aurions-nous changé notre culture du partage ?

- …

- Au début de notre sédentarisation, pour répondre à ta question, Euphrosine, nous n’étions que des Nomades qui vivaient dans un campement … même si ce campement devait être définitif ! Les bâtiments destinés à la préparation de la bière nous servirent provisoirement d’abris.

- Ensuite, avec les Illuminés, vous avez construit ces logis agglomérés, en briques de terre séchée. Mais comment vous êtes-vous nourris ?

- Quelques vieilles et vieux étaient des experts en collet ; les lapins, ce n’est pas ce qui manquait !
D’autres exerçaient leur art dans la prise de poissons, à la ligne, à la nasse ou pour les plus habiles, et qui en avaient encore la force, au trident ou au harpon.

- Était-ce suffisant ?

- Les participants au Grand Rassemblement n’avaient pas gaulé toutes les amandes. Mais les quelques douces, qu’ils avaient laissées, étaient si hautes !

Heureusement, c’était une année à pistaches, et elles étaient tardives, nous en profitâmes.
Pardonne-nous, ô, pistachiers. Pour les récoltes suivantes, nous avons éliminé neuf monsieur pistachiers sur dix.
Nous avions observé qu'un seul monsieur pistachier suffit à féconder dix madame pistachier.

C’était aussi, je dois l’avouer, une observation que nous pouvions tous faire pendant les Grands Rassemblements !

Je m'abstiens du moindre commentaire, mais je retrouvais là l’expression provençale qualifiant de « pistachier » un homme qui se plait à être entouré de nombreuses femmes !

- En dehors des lapins, des poissons et des providentielles pistaches, qu’avez-vous pu mettre au menu des Abandonnés en attendant les récoltes si espérées des "trois alliées" ?

- Une fois rétabli, grâce aux soins de mon épouse, en boitant, le jeune homme pu aller à la chasse. Souffrant encore de sa jambe, il ne pouvait ramener que quelques gibiers légers. Son adresse était suffisante pour tuer un chevreuil ou un daim d’une seule flèche, mais il n’aurait pas pu jusqu’ici le porter.

       Après une absence de plusieurs jours, c’est une chèvre qu’il nous a rapportée. Il ne l’avait par tuée mais d’un adroit jet de filet, il l’avait capturée. C’est bêlante et entravée, une corde à son cou, une autre liant deux jambes, qu’elle nous est arrivée.

- Le chasseur n’a pas à eu à porter son gibier, il se portait lui-même !

- La chèvre est peu charnue et n’apporte pas beaucoup de graisse, mais des Survivants comme nous, ne pouvaient pas faire les difficiles. De plus, une peau de chèvre peut faire une excellente outre pour transporter de l’eau ; son cuir permet de réaliser des vêtements de bonne qualité, d’ailleurs, la plupart d’entre-nous en étions déjà habillés. Tu peux voir sur moi ce tablier.

Le tablier du maître-soupier était aussi « bien culotté » que ses trous-marmites à soupe !

Ses poils et duvets, une Illuminée sait les incorporer dans nos tissages de fibres d’ortie.

Malgré moi, je regardais mon ensemble safari, vaguement panthère, en coton et l’élasthanne pour le pantalon, et coton « bio » pour la veste ; ces matières me parurent bien ordinaires en comparaison de l’ortie et de la chèvre.

- …

 Ô chèvre ! tes flancs étaient gonflés, bientôt tu allais agneler !

- …

Cette action de grâce, ce « Ô », laissait présumer que la chèvre allait, comme l’orge, le pois, … être domestiquée. Si la religion animiste des Nomades englobait toute la Nature, celle de Michel, se restreignait aux produits de l’agriculture !

- Nous allions l’égorger quand un des vieillards raconta qu’une des tribus qu’il croisait parfois, loin vers le Nord, gardait avec eux des chèvres qui venaient d’agneler, ils en buvaient le lait, frais ou caillé.

- Cette tribu pourrait être encore celle des Massagètes. Hérodote indique que « Le lait est leur boisson ordinaire ».

- Sans-doute, Euphrosine. Ces compétences nous étaient alors inconnues, mais pourquoi ne pas attendre ?
Attendre, c'est à dire anticiper. Nous devions attendre les récoltes de pois, ne pourrions-nous pas attendre l’agnelage de la chèvre ?
Attendre, anticiper, étaient tellement nouveaux pour nous.
Aux hésitants, le vieillard, celui qui avait suggéré de garder la chèvre, d’une voix chantante proposa de multiplier les lacets à lapin, et argumentant que sa chair, surtout en cette saison, est bien plus savoureuse que celle d’une chèvre.
Le soir en assemblée, après une courte discussion, et une seule opposition, le sort de la chèvre fut réglé, nous attendrions que notre chèvre ait agnelé.

Mais alors pourquoi ne pas aller chercher d’autres chèvres ? Aux dires du jeune chasseur, il y en avait de nombreuses dans la montagne là où il l’avait attrapée.

Ainsi il fut fait. Les hommes et les femmes les plus valides, dont ma petite fille, l’accompagnèrent et bientôt nous eûmes rassemblé un petit troupeau de chèvres gravides.

- Vous veniez d’inventer l’élevage, Michel !

- Ce que nous avons inventé, Euphrosine, c’est attendre et anticiper. Anticiper d’avoir de la viande, du cuir, et bien d’autres choses, à côté de nous, sans devoir, à notre âge, courir plusieurs jours dans les montagnes.

- Vous aviez aussi du lait, frais ou caillé !

- Si, comme tu l’as dit, Euphrosine, le lait est la boisson ordinaire des Massagètes,

La main sur le ventre, Michel ajouta :

… chez plusieurs d’entre-nous, ce lait provoqua des diarrhées, et diverses douleurs.

- Si le lait est parfaitement digeste chez le nourrisson, il ne l’est plus chez l’adulte, sauf exception provoquée par une mutation. Cette mutation était généralisée chez les Massagètes, elle ne tardera pas à l’être dans votre communauté.

- … ?

Les descendants de Michel ne tarderont pas à affiner des fromages ayant une faible teneur en lactose (sucre contenu dans le lait et responsable des intolérances chez les adultes ne bénéficiant pas de la mutation).

Laissant le nouvel éleveur de chèvre à ses interrogations sur la digestibilité du lait, je revins sur cette « seule opposition » avait attiré ma curiosité.

- Vous m’avez parlé, Michel, que l’un d’entre vous c’était opposé à attendre l’agnelage de votre chèvre. 

- Oui, Euphrosine, c’était Ou, mais Ou fut aussi celui qui sauva la pérennité notre petite communauté

- « Ou » ? Qui est Ou, un Abandonné, un Illuminé ?

- Ou n’avait pas réellement été abandonné. Nous l’avons rencontré au retour de notre découverte des tourbillons emplumés. Il venait juste de se réveiller. Peut-être avait-il porté trop haut ses élévations spirituelles. Sa tribu l’avait simplement oublié.

Quand nous lui avons demandé son nom, seul un « Ou, ou, ou … », parvint à sortir de sa bouche, aussi ronde que ses yeux. Le « blié » n’arriva qu’après de longs efforts ; et en levant les deux bras pour nous indiquer qu’il devait en être ainsi. 
Oublié, « Ou » devint « Ou », simplement Ou.
Sans vraiment être gros, Ou était juste un peu grassouillet. Vraiment gros, il n’aurait pas pu suivre la tribu.
Il trottinait plus qu’il ne marchait, un peu penché, les bras vers avant comme s’il utilisait son surpoids pour l’aider à avancer.
Ou savait égayer nos soupes communes du son d’une flûte ; qu’il avait confectionné en creusant un os de vautour. Il chantait aussi, d’une jolie voix étonnamment aiguë pour un homme et, quand il chantait, au moins il ne bégayait pas ! 
Ou ne chassait pas, mais gourmand par nature, il savait, rien qu’en regardant les urus d’un troupeau, désigner aux chasseurs celui dont la viande sera la plus savoureuse.
C’est bien Ou le gourmand qui fut l’opposant. Il argumenta que la chair d’une chèvre gravide était persillée de gras et qu’en choisissant bien les muscles il était possible de griller un peu de viande, qui serait délicieuse.

- Mais comment un opposant parmi les Rebelles a-t-il sauvé votre communauté ?

- La jeune femme abandonnée au pied de la Dame à la robe fumante venait d’accoucher. Nous étions en joie, plus ou moins consciemment, nous voyons dans ce bébé, en plus, une fille, nous voyons l’avenir de notre communauté de sédentaires ...

L’Ève du néolithique !

… Quand Emma posa notre bébé sur le ventre de sa mère pour qu’il rampe jusqu’au téton, notre bonheur devint inquiétude puis angoisse.

- … ?

- Sans doute à la suite de toutes les souffrances qu’elle avait endurée, la jeune mère n’avait pas de lait !
Dans une tribu, une autre femme serait devenue une nourrice.
Les vieilles Rebelles n’étaient que des nourrices sèches !
Certains y voyaient déjà une punition de la Nature vengeresse contre notre Rébellion, quand nous entendîmes derrière nous une sorte de cri étouffé qui se changea en un chant proche du bêlement.
« Ou », car c’était bien lui, avec une énergie qui lui était peu commune, Ou prit dans ses bras notre nourrisson affamée et quitta notre cercle
angoissé.
Ou était tellement penché pour accroître sa vélocité que nous craignions qu’à chaque pas, il chute sur notre bébé
. Où allait-il ?

- … ?

- Une chèvre broutait attachée à son pieu, Ou écarta le chevreau accroché à ses mamelles et y plaça notre bébé. J’entends encore aujourd’hui les succions salvatrices.
Notre communauté avait été sauvée par les chèvres !

- Et par Ou !

- Nous bénissions Ou. Et à partir de ce moment, Ou affirmait, à qui voulait bien l’entendre, qu’il avait été, lui, Ou, le plus fervent partisan de garder les chèvres. Oubliés sa délicieuse viande persillée grillée !

- … !

- Plus tard, notre première Chevreau continua de bousculer ses sœurs et frères de lait pour goulûment téter le pis des leurs mères.
Je me souviens de t’en avoir déjà parlé.

- Je n’ai pas voulu, Michel, troubler la progression de vos intéressantes (et pittoresques) révélations, mais j’ai bien entendu que vous avez cité votre « petite fille » parmi la troupe qui avait été capturer les chèvres. C’était déjà elle qui avait dansé dans le limon et piétiné la glaise.

- Pardonne-moi, Euphrosine, j’aurais dû t’en parler, plus tôt.
         Cette petite fille, celle qui venait se faire câlinée, était aussi à d’autres moments la plus turbulente, celle qui jouait avec les garçons de son âge.

Chacun voyait en elle une petite Emazte matxinoa … Emma.
Cette main qui s’était agitée au-dessus du nuage de poussière
Cette main levée qui avait provoqué ce frémissement le long de notre corps… Sans nous le dire, nous avions tous les deux, mon épouse et moi, imaginé que c’était celle de notre petite fille.
       Le lendemain qui suivit notre Abandon, encore tout étourdis, nous étions, main dans la main, debout, face à la pâleur du premier soleil, celui qui éclairait notre nouvelle vie, ou plutôt notre prochaine mort. Quand …

- Quand ?
 

- … Une apparition ! Courant vers nous ! Courant, les yeux exorbités, au milieu d’un visage noirci, maculé.
… Un spectre ? un fantôme ? une créature de l’au-delà ? Ce signe d’au-revoir avait-il annoncé sa mort prochaine ? Notre petite fille était-elle morte ? Cette forme qui s’agite maintenant devant nous est-elle son fantôme ? Rejoint-elle le territoire des morts … le nôtre ?
L’idée de sa mort nous glace d’effroi. Nos mains unis se crispent l’une dans l’autre jusqu’à la douleur.
        Notre petite-fille, ou son fantôme, est devant nous.
Et elle rit. Elle rit, elle rit de nous voir horrifiés.
Chaque éclats de rire, un chien les rythme en aboyant doucement.
De ses deux mains, elle serre les nôtres, les réchauffe, les caresse, les mouille de ses pleurs. Elle rit, rit encore jusqu’à en pleurer.
Amplifiant son aspect surnaturel, ses pleurs coulent et tracent deux marques blanches sur ces joues noircies.
      Quand elle fut certaine que nous avions compris, que nous avions admis, qu’elle était vivante, bien vivante devant nous, elle nous expliqua.
Oui, c’était bien son bras qui s’était agité au-dessus de la route empoussiérée.
Pendant toute la journée de marche, la triste émotion de nous quitter l’avait chagrinée puis torturée. La nuit presque tombée, au premier campement, elle s’était échappée. Elle voulait nous rejoindre.
Après toutes les agapes du Grand Rassemblement, la première étape est courte, et il faut aussi prévoir le moment solennel pendant lequel les époux continuent, entre eux, à « préparer le futur accouchement ». Je crois te l’avoir déjà expliqué, Euphrosine.

- …

J’approuvais juste de la tête, ne voulant pas interrompre ce beau récit

- En marchant d’un bon pas, avec l’énergie de son âge, elle nous aurait bientôt rejoints. Du moins, le pensait-elle.
Mais la nuit nuageuse et sans lune l’a surprise. Est-ce chemin ci, où est-ce ce sentier-là ? Perdue, ses pieds s’enfoncent dans une vase visqueuse.

Vaincue par le sommeil, elle s’écroule sur des roseaux brisés, derrière le tronc d’un arbre mort à moitié enfoncé, dans une tourbière.
À son réveil, son chien est couché contre elle. S’apercevant de son absence, il eut tôt fait de suivre sa piste. Allongé près d’elle, il l’a réchauffée et protégée contre les différentes formes carnassières qui rodent toujours à la recherche d’une proie facile.
C’est la boue noirâtre des tourbières qui macule sa figure, son corps et ses cheveux. En la serrant dans nos bras, en se frottant à elle, nous devenons du même noir spectral qu'elle.
… Plus tard, ce sera ce souvenir de notre petite fille surgie devant nous, telle une créature de l’au-delà, et de nos vêtements noircis qui nous donna, l’idée d’une mystification, d’une supercherie qui nous sauva.

- … ?

- Plus tard, Euphrosine, plus tard, patiente, je t’expliquerais.

- Quand vous voudrez, Michel ...
Pour votre plus grand bonheur, votre petite-fille était avec vous.
Vous avez aussi semé l’orge, le pois et planter le chou dans le limon foisonné.
Ces récoltes magnifiques que votre épouse avait anticipées, n'étaient encore que dans les nuées.
N’avez-vous pas souffert de la faim ?
Vous étiez une trentaine autour de la même soupe, une soupe juste « agrémentée » d’os déjà rongés, de drêche, de lapins étranglés et de quelques pistaches émondées. … et j'oubliais, de pousses d'ortie fraichement coupées.

- Félicitations, Euphrosine, tu suis bien le fil de tes questions. J’y réponds.
D’abord, nous étions un peu moins nombreux. Tous n’avaient pas accepté notre rébellion.
Quelques vieillards avaient préféré se laisser mourir, autant pour se conformer à la règle immuable des Nomades, que par crainte de maléfices qui les poursuivraient jusque dans l’au-delà ; et pire encore, par crainte des maléfices qui poursuivraient leur tribu, des maléfices qui feraient fuir le gibier et le poisson, qui empoisonneraient les eaux ou assécheraient les rivières, brûleraient les herbes qui donnent l’orge, l’engrain ou le blé.

- …

- La plupart des vieux étaient septiques sur la réussite de nos projets mais acceptaient de survivre. Ils attendaient, bon gré, mal gré.

Les principaux soutiens que reçu Emma, l’âme de la Rébellion, furent, notre petite-fille et la jeune femme dont le ventre à cette époque ne cessait de s’arrondir.

- Trois femmes, trois Rebelles ! Trois Conquérantes.
Des femmes ont révolutionné la société humaine ! Je m’en doutais ! comme pour toute évolution, le « 
genetic’amor » s’applique à la Révolution du Néolithique,
Si le Néolithique est la seconde naissance de l’homme, il est naturel que cette naissance ait été portée par des femmes !

- …

- Il y avait, quand même, aussi vous, Michel, Miché-sarhad  ?

- Évidemment, Euphrosine ! je faisais partie de la rébellion.
Disons que j’ai appuyé ces trois femmes dans leurs actions !
Deux par amour,

- Et la troisième ?

-La troisième aurait pu être ma fille ! La future maman était peut-être ma fille ! Qui sait ?

- Comment cela, Michel ?

- Emma disait d'ailleurs qu’elle me ressemble, un peu.

- … ?

- Tous les hommes participaient aux Grands Rassemblements !

- Les Grands Mélanges destinés à diversifier le patrimoine génétique …

- Disons, tous les hommes, encore suffisamment jeunes.

Les femmes en âge de procréer choisissent les hommes dans force de l’âge !

Étaient-elles poussées par ce mystérieux « instinct de l’espèce » (auquel Schopenhauer fait référence) ou le choix de ces femmes était-il guidé par une expérience collective immémoriale ?

… Je n’y participe plus depuis bien longtemps,

Avec l’âge, la « qualité génétique » décroit …

… mais jadis …, toutes les femmes ne choisissent pas que des chasseurs …

Si une majorité d’entre-elles, les Régnantes, choisissent les « larges épaules et le torse velu » et quelques-unes, les Rebelles, entraînent un maître soupier au-dessus du ciel ! 

- Vous voulez dire Michel que la mère de la future mère, celle qui fut protégée par la Dame à la robe fumante, aurait pu vous prendre par la main et …

- C'est possible, Euphrosine.

- ...

 

 

En lire plus : ruse de Cheyenne

- Tu m’as demandé, Euphrosine, si pendant notre rébellion, nous avons été tenaillé par la faim ? Je crois que je n’avais pas fini de te répondre

En effet, mais je ne désespérais pas !

La réponse est oui. Nous mangions ce que nous trouvions. Un vautour mourant fini ses jours dans notre soupe, il fallut le cuire si longtemps qu’il nous sembla que les galets seraient cuits avant !
Peut-être aussi un chien errant.

- Il me semblait que devenus Sédentaires, vous ne mangiez plus de chien.

- Celui-là était errant, Euphrosine, et mourant ! Le mauvais souvenir de notre faim a sans doute effacé celui de ce chien.

- ...
- Oui, nous avons eu faim !
Tellement faim, que nous nous sommes surpris de nous retrouver tous à quatre pattes, à bousculer les chèvres pour brouter la jeune herbe verte.
Ô Orge, dissimulée par Emma, Ô pistaches providentielles, vous n'étiez plus qu’un souvenir !
Nous avons mangé des glands.

- Des glands ? Des glands de chêne ? ceux que mangent les sangliers ?

- Toi, Euphrosine, tu n’as certainement jamais mangé de glands. Même pas goûté ! Mais si les sangliers peuvent s’en satisfaire, pourquoi pas nous !
Certains glands sont effroyablement amers, d’autres, comme ceux du chêne ballote, sont plus doux, mais nous les eurent rapidement tous mangés.
Note, Euphrosine, que nos anticipations étaient suffisamment volontaires pour que nous plantions, pour les générations futures, autour de notre village, quelques-uns de ces glands.
      L’art du cuisinier permet de rendre, presque, acceptable une soupe avec les glands les plus amers. Le principe en est simple, pour absorber, au moins en partie, l’amertume, il faut mélanger intimement de l’argile fine à la farine de gland. Le miel et quelques baies encore plus
sucrées sont les bienvenues dans cette purée.
À quelques variantes près, toutes les tribus connaissaient cet art, car toutes avaient, un jour ou l’autre, traversé des périodes de disette.

- Il est vrai, Michel, que chez le très ancien peuple Basque, le chêne, « haritz », se traduit clairement par « l’arbre qui donne à manger ».

- …

- Mais ce sont les chants de Virgile qui devrait le plus raisonner en vous,

- … ?

- Se plaçant au début de l’agriculture, Virgile glorifie « l'homme encor sauvage, qui quitta le gland des bois pour les gerbes fécondes",
Le même Virgile va bien plus loin et condamne celui, qui ne prend pas soin de sa terre,  à retourner aux glands des bois pour assouvir ta faim. 

Je n’avais pas pu m’empêcher de citer, de nouveau, Virgile et ses Géorgiques. Je souris de ma propre fatuité. Michel y resta indifférent. 

- « Les gerbes fécondes » de ce Virgile, oui, Euphrosine, nous les avons récoltées, plus tard, bien plus tard, en attendant, « encor sauvage », c’est le « gland des bois » que nous eurent en commune pitance.
Je te souhaite, Euphrosine, de ne jamais être obligée d’utiliser ma recette de la soupe aux glands.
Mais manger des glands, Euphrosine, n’a pas été le plus terrible.

- … ?

- Le plus insupportable, vois-tu, Euphrosine, a été de savoir.

- ... ?

- Nous savions que toutes nos semences étaient là, pas très loin, presque à portée de main. Mais ces semences nous devions pas y toucher, sauf de temps en temps, pour les aérer !

- Pire encore, Euphrosine !

- … ?

- Les semis sont montés. L’orge est en herbe. Les épis se forment. Nous sommes tous là, voûtés ou accroupis, à arracher l’herbe inexpugnable, craignant à tout moment, d’écraser de nos pieds maladroits, les précieuses pousses vertes. Nomades, nous saccagions, Sédentaires, nous préservons ...

Influencé par Virgile, Michel devenait-il lyrique ?

… Les épis d’orge commencent à blondir. Sous prétexte d’en vérifier la maturité, certains en mange un grain, un seul grain ! Ce grain aigrelet ; et pourtant sucré ; fond dans la bouche comme la promesse d’un bonheur anticipé
Ne pas les manger, mais les laisser mûrir ! Voilà ce qui a été le plus terrible.

Les deux sourcils unis dans l’effroi étaient retombés et avaient recouvert tous les plissements des paupières.

- … ? Je vois à votre visage, Michel, que cette saveur aigrelette vous ne l’avez pas oubliée !

- C’est vrai, Euphrosine, et ce souvenir me fait raisonner. Je t’en ai déjà parlé plusieurs fois et je me demande si la plus grande Conquête du Néolithique n’a pas été d’anticiper !

- Voulez-vous dire, Michel, que …

- Nomades, nous n’étions pas très différents des urus.

- … ?

- Je voulais dire que le long de nos parcours nous prélevions à la Nature tout ce que nous pouvions … parfois inconsidérément, … en piétinant, saccageant, l’orge et les pois que nous ne cueillions pas …

- "Nomades prédateurs, vous saccagiez, Sédentaires agriculteurs, vous préserviez."

- C'est bien cela, Euphrosine. Préserver pour anticiper.

- Sauf, Michel, que si un individu peut anticiper. Pour préserver, il faut que tous ensemble, tous unis, vous anticipiez, vous anticipiez avec courage et pugnacité.
Après qu’Emma ait anticipé, il fallait que toute votre communauté, unie et motivée se projette dans le futur, et … garde ses semences

À « unie », le sourcil noir s’abaissa un peu, mais Michel me laissa continuer sur ma lancée, lyrique …

L’orge verte, n’était ni piétinée, ni saccagée… Mais, projetés vers le futur, vous lui accordiez vos soins vigilants, et la laissiez mûrir !
Se projeter dans un avenir de vivants ! et refuser de se laisser mourir par peur d’un au-delà terrifiant !
Vous m’avez convaincu, Michel. La Révolution du Néolithique est l’anticipation d'une communauté de son propre avenir et la persévérance pugnace pour y parvenir.

Le Professeur devrait être très fier de moi pour cette conclusion.
Michel m’avait écouté en hochant doucement de la tête, mais pour être franche, je n’arrivais pas à savoir si c’était pour m’approuver ou par lassitude de m’écouter. En attendant que le vieux rebelle reprenne la parole, je pensais que toutes les révolutions pourraient bien être des anticipations qui « préparent des lendemains qui chantent ».

- Il est vrai qu’en contemplant notre orge en herbe nous nous sentions à la fois fragiles et puissants.
Fragiles comme notre orge en herbe qu’une tornade de pluie pouvait en quelques minutes anéantir. Fragiles comme de céder à la tentation de la faim et manger nos semences.

Cédant à la tentation de la faim Ésaü n’a-t-il pas vendu contre un plat de lentilles son droit d’aînesse à Jacob !

Puissants, en imaginant la première bouchée de brouet préparée avec notre orge. Puissants en pensant que cette orge nous l’avions nous-même semée et bientôt récoltée. Puissants, car c’est ... unis, tous ensemble, que cette orge, nous l’avions semée, et bientôt unis, que nous la mangerions.

- …

Les paroles étaient puissantes !
Michel avait levé les avant-bras quand il avait un peu buté sur « unis ». Il renouvela son geste pour s’expliquer.

- Avec « unis », j’ai pensé à « Ou ».

- … ?

- « Ou », le gourmand ! Ou fut celui qui montra le plus de difficultés à se retenir de manger nos semences. Pour s’aider et s’en convaincre lui-même, il se chantait « Ppppas…pas…pas manger. Pas manger ! 🎶 » sur un air qui devint, celui que nous fredonnions quand la perfide faim introduisait en nous la tentation, et l'hésitation.

- …

- Car nous hésitions, nous hésitions souvent. Alors, Emma la Rebelle, lasse d'entendre siffloter  « Pas manger »🎶, nous disait fermement : « tu dois dans le présent contempler l’avenir ». N’est-ce pas un résumé de ce que tu viens de dire ?

... Et enfin, elle arriva !

- … ?

- Nous étions épuisés. Le battage des épis avait rompu nos vieux dos. Le vannage avait rempli nos poumons de râpeuses, mais délicieuses, poussières.
La récolte avait eu raison de nos dernières forces.
Et pourtant devant ces grains enfin récoltés, nous ne sommes jamais sentis aussi puissants. 

- …

- Puissants et fragiles !

- … ?

- Oui, je sais, je l’ai déjà dit, Euphrosine mais, aussi délicieuses soient-elles, les premières bolées de brouet nous firent prendre conscience  d'une autre fragilité.
La faim nous avait tant tenaillée, en attendant la récolte tant espérée !
Avec cette récolte, notre avenir de vivants commençait à devenir réalité, nous devions la prolonger.
Nous ne devions plus jamais nous retrouver à brouter l’herbe verte.
Nous ne devions jamais plus préparer de la soupe aux glands amers !

- …

- Pour maintenir l’avenir, nous devions faire des réserves.

- Quand vous étiez encore Nomades, n’aviez-vous pas commencer à garder les plus belles gousses de lentilles ?

- Ce n’était que pour quelques lunes, jusqu’à la prochaine étape. Maintenant, il nous fallait garder orge, épeautre, pois, lentilles, fèves, … jusqu’à la récolte suivante.

- ...

- Dans notre groupe d’Abandonnés, la plupart connaissaient l’art du séchage, celui de la viande et même celui du poisson. 
- Ces viandes et poissons séchés que vous avez échangé quand votre bien-aimée a rejoint votre tribu.

Le sourcil blanc acquiesça  

- Maintenant, Euphrosine, c’étaient les grains que nous cherchions à emmagasiner.
La plupart des tribus avaient déjà tenté de mettre des grains en réserve pour pouvoir les retrouver, selon leurs parcours, un ou deux ans après.

L’un de ces emmagasinages convenait pour grandes quantités de grains ; il suffit de creuser un grand trou dans un endroit pas trop humide, le remplir de grains bien tassés, puis le couvrir de suffisamment de terre pour qu’aucune lumière n’atteigne les grains. Même si la couche la plus périphérique de grains germe un peu, elle protège le reste des réserves.

- Les Celtes procédaient ainsi ; les Cheyennes également, ceux-ci entreposaient le maïs dans des trous de la hauteur d’un homme.

Les Celtes utilisaient ensuite ces cavités comme tombeau.

- Si plusieurs tribus font ainsi, Euphrosine, c’est que ces méthodes apparaissent naturellement à tous les humains. Mais ces silos ont leurs limites, ils ne sont efficaces que pour de très grandes quantités de grains, uniquement pour les grains, et ne protègent pas des nuisibles.

Pour les petites réserves, d’autres tribus avaient essayé de mettre des pois bien serrés dans des sacs en peau et les cacher au fond de grottes fraîches, ou dans le creux d’arbres secs, comme font les écureuils, mais sans beaucoup plus de succès !

- Alors, vous, les Rebelles du Néolithiques, vous avez inventé une nouvelle façon de conserver les grains, les pois, …

- Il le fallait pour préserver nos précieuses semences, le miel et un certain nombre d’autres aliments gourmands.
Avais-tu remarqué, Euphrosine, que la grande marmite à soupe est à côté du feu ?

- Je pensais qu’elle était chauffée par le côté, maintenant j’ai compris que c’est uniquement pour la proximité avec les galets brûlants …

- Nous avons rapidement observé que l’argile de la marmite reconstituée, l'argile qui est la plus proche du feu devenait dure, très dure même.

- La finesse de vos observations vous ont permis de franchir une nouvelle étape de la révolution du Néolithique.

- Veux-tu que je décrive en détail* comment nous sommes parvenus à maîtriser la poterie ?

- Dites-moi l'essentiel, Michel.

- Ce fut, encore cette fois, la conjonction de multiples talents.
Nous avions réussi ! La première poterie était là devant nous, encore brûlante ! Dans notre enthousiasme, comme une évidence, nous devions ajouter la marque de notre nouvel art à la série de pots suivants.

Des deux ongles d’une main, mon épouse, d’un seul mouvement dessina ces sortes de rubans. Sans que nous le comprenions précisément, ces rubans nous apparurent comme l’évident symbole féminin indispensable à la création de ces poteries. Ces motifs allaient aussi devenir une protection.

- … ? Il est vrai que les rubans sont plutôt associés à la féminité. Selon certains, les rubans évoqueraient les petites lèvres ….

- … ? ! Regarde ces poteries, Euphrosine. N’évoquent-elles pas la féminité ?

- Sans-doute oui, Michel, par leurs formes arrondies.

- … Emma, avait juste fini de tracer ces rubans que nous en eûmes la révélation. Guidées sans doute par le plus mystérieux de l’Amour, façonnant ces poteries, nos mains avaient été guidées vers ces formes arrondies.
Les ventres des femmes portent notre avenir.
Nos poteries, ventrues, féminines, portent nos réserves.
Les réserves indispensables à l’anticipation de l’arrivée, à tout moment de l’année, de nouvelles générations !
Les rubans sont la signature de ces symboles.

- Au-delà des symboles, vous avez fait preuve d’une inventivité extraordinaire, l’agriculture, la poterie, ces logis. Certes vous étiez plusieurs, mais pratiquement que des vieillards …

- La sédentarisation du Néolithique a été une Rébellion, c’est vrai, Euphrosine. Comme tu l’as découvert, et exposé avec tant d’ardeur, la libération de l’Amour en a été la première conséquence. L’Amour nous a donné l’énergie pour faire de nous des Conquérants.

- Le miracle de l’amour !

- Je crois aisément au miracle de l’Amour, Euphrosine. Ne t’ai-je pas déjà fait une confidence ? Celle de ce miracle qui nous a fait retrouver, à Emma et moi, les bouillantes allégresses de notre jeunesse ? Ai-je dit que l’émotion de notre rébellion nous poussa vers des unions plus intimes ?

- Il me semble que c’est bien ce que vous avez dit. … les unions autorisées uniquement pendant les Grands Rassemblements.

- Maintenant, je dirais, Euphrosine, que ce sont ces unions qui ont donné l’audace ce cette rébellion. Dans l’apaisement qui suit l’extase, nous nous sommes sentis devenir suffisamment puissants pour être des Rebelles. Un enthousiasme juvénile émergea de chacun d’entre-nous. L’ardeur de l’Amour nous avait rendu ardents.
Nous n’étions pas les seuls !

- ?

- Tu sais comment sont les femmes, Euphrosine ?

- Non, Michel ! les femmes sont toutes différentes !

- Si tu veux, Euphrosine. Ce que je voulais dire, c’est que peu de temps après nos émois retrouvés, Emma et les autres femmes échangèrent quelques confidences. Toutes avaient senti monter en elles la même énergie ! Toutes, après l’extase, étaient devenues enthousiastes et puissantes.
Cette force nouvelle était partagée avec leur partenaire.
L’énergie de l’amour nous a impulsé cette
extraordinaire inventivité. L’Amour a multiplié notre énergie pour faire de nous une communauté de Conquérants.

- Le Néolithique : la rébellion de l’Amour ! Voir aussi ocytocine.

- …

- …

- Le feu est presque éteint, Euphrosine, il me semble que tu commences à avoir froid. Reprends ton foulard. Il est sur la … banquette.

- Qu’a-t-elle de si mystérieux cette banquette, Michel. Et ces ronds dessinés au-dessus ? Sont-ils d'autres symboles, comme les rubans des poteries ?

- Asseyons-nous sur la banquette, Euphrosine.

En accompagnant cette invitation, Michel ôta son tablier en peau de chèvre et maculé de plusieurs années d’éclaboussures de soupe.

Tu y seras plus à l’aise que sur ton tabouret. Nous pourrons finir notre soupe avant qu’elle ne soit froide.

- … 

- Je vais t’expliquer, Euphrosine. Au début de la sédentarisation, chaque membre des anciennes tribus a gardé, ou adapté, les coutumes destinées à honorer ses morts.

- Les morts consécutifs à un Abandon, ou à une suppression radicale comme celle que pratiquent les Massagètes et les Troglodytes !

- La mort, qu’elle soit provoquée ou non, n’empêche pas le respect, Euphrosine. À ces Abandonnés, il faut également ajouter tous ceux qui ont péri à la suite d’un accident ou d’un funeste accouchement …
Ce respect pour tous nos morts est, il est vrai, fortement motivé par la peur.

- … ?

- La peur que leurs fantômes reviennent de l’au-delà errer parmi la tribu, fasse fuir le gibier, le poisson, empoisonner les eaux…, brûler les herbes qui donnent l’orge ….

- … !

- Je crois t’avoir déjà donné la liste de ces calamités …

- …

- Si lors d'un parcours, ils retrouvent les ossements des leurs, les Nomades ne manquent pas de les honorer.
Devenus des Sédentaires, ces ossements, nous les avons gardés. Nous les avons gardé chez nous.

- … ?

- Ne cherche pas, Euphrosine, ils sont dans la banquette.

- … !

- Pourquoi te lèves-tu brusquement ? Quand je suis assis ici, je suis auprès de mon épouse.

- Votre épouse est dans cette banquette !

- Son crâne et quelques os que les vautours ont laissé.

- … !!!!

Si à chaque évocation des vautours, Michel était resté serein, je comprenais maintenant que ces oiseaux avaient « nettoyé » le squelette de son épouse.

- C’est notre tradition, Euphrosine,

- Les nôtres sont différentes !

- Le crois-tu vraiment ?

- Il est vrai que par le monde …

Il est vrai que dans les Tours du silence des Parsis zoroastriens, encore aujourd’hui, les cadavres sont livrés aux vautours, puis les restes religieusement récupérés.  

- Respecter les différentes coutumes selon lesquelles ses morts sont honorés, c’est, Euphrosine, une des premières libertés.

- … ! Ces ronds sont-ils des symboles de vos coutumes ?

- C’est Emma qui les avait dessinés.
Je pensais qu’elle évoquerait le cerf, celui qui conduit les morts vers un au-delà par dessus le ciel … mais elle avait préféré représenter le premier de nous deux dont les ossements seraient placés dans cette banquette. 

- Si elle a dessiné ces ronds que je qualifierais de féminins, n’est-ce pas, Michel, qu’elle savait ... qu’elle serait ... la première …

- Je le soupçonne aussi. Emma, la Rebelle, avait la puissance d’anticiper les futures récoltes, elle en avait aussi le don de regarder vers l’au-delà.
N’avait-elle pas prédit qu’une femme du futur viendrait me faire raconter notre histoire ? Et tu es là, toi, Euphrosine.

- J'ai une question délicate à vous poser, Michel.

- Tu veux savoir comment mon épouse est décédée.

- Oui, Michel, si cela reste dans les limites de votre émotion.

- Exactement comme elle l’aurait souhaitée. La mort l’a trouvée en récoltant des pois sélectionnés.
Les plus belles gousses que la Nature ne nous ait jamais offertes ! Fièrement en les tenant à bout de bras au-dessus de sa tête, elle fit sonner les pois retentissants dans leurs cosses tremblantes puis subitement … elle s’est écroulée.

- Je compatis à votre chagrin, Michè-sarhad.

- Je t’en remercie, Euphrosine.
Ô, Emazte matxinoa, ton prodigieux don d’observation t’avait permis de sélectionner ces graines ventrues.
Ô, Emazte matxinoa, toi qui a offert à tous ces gousses généreuses !
Ô, Emazte matxinoa, ces pois nous leur avons donné ton nom : les pois Emazte matxinoa
Par chaque pois Emazte matxinoa que nous semons, nous t’honorons. Chacun de tes pois conduit un peu plus notre jardin vers la perfection.
Ô, Emazte matxinoa, à chaque soupe qui contient les pois Emazte matxinoa, nous communions avec toi.

L’action de grâce aurait pu être faites avant, comme Emma l'épouse tant aimée,  Emma brasseuse, Emma sauveuse de la Sédentarité, Emma des poteries rubanées, mais Michel magnifia l’Emma sélectionneuse d’un pois !
Ce qui me confirmait le lien profond et presque surnaturel envers les produits de l’agriculture.
En Amérique, chez ces très savants agriculteurs qu’étaient les Mayas, la vénération avait franchi une étape supplémentaire en faisant du maïs la substance dont avait été façonnée l’Homme.

- Je comprends, Michel. Quel plus grand titre de gloire pour un agriculteur, que de donner son nom à une semence ! à une graine qu’il a lui-même sélectionnée ! à une graine qu'il a domestiquée !
Les guerriers ont des faits d’armes pour titre de gloire, les agriculteurs ont des graines sélectionnées pour leur postérité !

- …

Vers
Emma, la Rebelle du Néolithique
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article